– Eh bien, imaginez-vous que ce soir, après avoir fait la leçon à du Bouchage, je le quitte pour aller chez elle; j'arrive la tête échauffée par les théories que je viens de développer; je vous jure, sire, que je me croyais presque aussi amoureux que Henri; voilà que je trouve une femme tremblante, effarée; la première idée qui m'arrive est que je dérange quelqu'un; j'essaie de la rassurer, inutile; je l'interroge, elle ne répond point: je veux l'embrasser, elle détourne la tête, et comme je fronçais le sourcil, elle se fâche, se lève, nous nous querellons et elle m'avertit qu'elle ne sera plus jamais chez elle lorsque je m'y présenterai.
– Pauvre Joyeuse, dit le roi en riant, et qu'as-tu fait?
– Pardieu! sire, j'ai pris mon épée et mon manteau, j'ai fait un beau salut et je suis sorti sans regarder en arrière.
– Bravo, Joyeuse! c'est courageux! dit le roi.
– D'autant plus courageux, sire, qu'il me semblait l'entendre soupirer, la pauvre fille. – Ne vas-tu pas te repentir de ton stoïcisme? dit Henri.
– Non, sire; si je me repentais un seul instant j'y courrais bien vite, vous comprenez… mais rien ne m'ôtera de l'idée que la pauvre femme me quitte malgré elle.
– Et cependant tu es parti?
– Me voilà.
– Et tu n'y retourneras point?
– Jamais… Si j'avais le ventre de M. de Mayenne, je ne dis pas; mais je suis mince, j'ai le droit d'être fier.
– Mon ami, dit sérieusement Henri, c'est bien heureux pour ton salut, cette rupture-là.
– Je ne dis pas non, sire; mais, en attendant, je vais m'ennuyer cruellement pendant huit jours, n'ayant plus rien à faire, ne sachant plus que devenir; aussi m'a-t-il poussé des idées de paresse délicieuses; c'est amusant de s'ennuyer, vrai… je n'en avais pas l'habitude, et je trouve cela distingué.
– Je crois bien que c'est distingué, dit le roi; j'ai mis la chose à la mode.
– Or, voilà mon plan, sire; je l'ai fait tout en revenant du parvis Notre-Dame au Louvre. Je me rendrai tous les jours ici en litière; Votre Majesté dira ses oraisons, moi je lirai des livres d'alchimie ou de marine, ce qui vaudra encore mieux, puisque je suis marin. J'aurai de petits chiens que je ferai jouer avec les vôtres, ou plutôt de petits chats, c'est plus gracieux; ensuite nous mangerons de la crème et M. d'Épernon nous fera des contes. Je veux engraisser aussi, moi; puis, quand la femme de du Bouchage sera de triste devenue gaie, nous en chercherons une autre qui de gaie devienne triste; cela nous changera; mais, tout cela sans bouger, sire: on n'est décidément bien qu'assis, et très bien couché. Oh! les bons coussins, sire! on voit bien que les tapissiers de Votre Majesté travaillent pour un roi qui s'ennuie.
– Fi donc! Anne, dit le roi.
– Quoi! fi donc!
– Un homme de ton âge et de ton rang devenir paresseux et gras; les laides idées!
– Je ne trouve pas, sire.
– Je veux t'occuper à quelque chose, moi.
– Si c'est ennuyeux, je le veux bien.
Un troisième grognement se fit entendre: on eût dit que le chien riait des paroles que venait de prononcer Joyeuse.
– Voilà un chien bien intelligent, dit Henri; il devine ce que je veux te faire faire.
– Que voulez-vous me faire faire, sire? voyons un peu cela.
– Tu vas te botter.
Joyeuse fit un mouvement de terreur.
– Oh! non, ne me demandez pas cela, sire; c'est contre toutes mes idées.
– Tu vas monter à cheval.
Joyeuse fit un bond.
– À cheval! non pas, je ne vais plus qu'en litière; Votre Majesté n'a donc pas entendu?
– Voyons, Joyeuse, trêve de raillerie, tu m'entends? tu vas te botter et monter à cheval.
– Non, sire, répondit le duc avec le plus grand sérieux, c'est impossible.
– Et pourquoi cela, impossible? demanda Henri avec colère.
– Parce que… parce que… je suis amiral.
– Eh bien?
– Et que les amiraux ne montent pas à cheval.
– Ah! c'est comme cela! fit Henri.
Joyeuse répondit par un de ces signes de tête comme les enfants en font lorsqu'ils sont assez obstinés pour ne pas répondre.
– Eh bien! soit, monsieur l'amiral de France; vous n'irez pas à cheval: vous avez raison, ce n'est pas l'état d'un marin d'aller à cheval; mais c'est l'état d'un marin d'aller en bateau et en galère; vous vous rendrez donc à l'instant même à Rouen, en bateau; à Rouen, vous trouverez votre galère amirale: vous la monterez immédiatement et vous ferez appareiller pour Anvers.
– Pour Anvers! s'écria Joyeuse, aussi désespéré que s'il eût reçu l'ordre de partir pour Canton ou pour Valparaiso.
– Je crois l'avoir dit, fit le roi d'un ton glacial qui établissait sans conteste son droit de chef et sa volonté de souverain; je crois l'avoir dit, et je ne veux pas le répéter.
Joyeuse, sans témoigner la moindre résistance, agrafa son manteau, remit son épée sur son épaule et prit sur un fauteuil son toquet de velours.
– Que de peine pour se faire obéir, vertubleu! continua de grommeler Henri; si j'oublie quelquefois que je suis le maître, tout le monde, excepté moi, devrait au moins s'en souvenir.
Joyeuse, muet et glacé, s'inclina et mit, selon l'ordonnance, une main sur la garde de son épée.
– Les ordres, sire? dit-il d'un voix qui, par son accent de soumission, changea immédiatement en cire fondante la volonté du monarque.
– Tu vas te rendre, lui dit-il, à Rouen où je désire que tu t'embarques, à moins que tu ne préfères aller par terre à Bruxelles.
Henri attendait un mot de Joyeuse; celui-ci se contenta d'un salut.
– Aimes-tu mieux la route de terre? demanda Henri.
– Je n'ai pas de préférence quand il s'agit d'exécuter un ordre, sire, répondit Joyeuse.
– Allons, boude, va! boude, affreux caractère! s'écria Henri. Ah! les rois n'ont pas d'amis!
– Qui donne des ordres ne peut s'attendre qu'à trouver des serviteurs, répondit Joyeuse avec solennité.
– Monsieur, reprit le roi blessé, vous irez donc à Rouen; vous monterez votre galère, vous rallierez les garnisons de Caudebec, Harfleur et Dieppe, que je ferai remplacer; vous en chargerez six navires que vous mettrez au service de mon frère, lequel attend le secours que je lui ai promis.
– Ma commission, s'il vous plaît, sire? dit Joyeuse.
– Et depuis quand, répondit le roi, n'agissez-vous plus en vertu de vos pouvoirs d'amiral?
– Je n'ai droit qu'à obéir, et autant que je le puis, sire, j'évite toute responsabilité.
– C'est bien, monsieur le duc; vous recevrez la commission à votre hôtel au moment du départ.
– Et quand sera ce moment, sire?
– Dans une heure.
Joyeuse s'inclina respectueusement et se dirigea vers la porte.
Le cœur du roi faillit se rompre.
– Quoi! dit-il, pas même la politesse d'un adieu! Monsieur l'amiral, vous êtes peu civil; c'est le reproche que l'on fait à messieurs les gens de mer. Allons, peut-être aurai-je plus de satisfaction de mon colonel général d'infanterie.
– Veuillez me pardonner, sire, balbutia Joyeuse, mais je suis encore plus mauvais courtisan que mauvais marin, et je comprends que Votre Majesté regrette ce qu'elle a fait pour moi.
Et il sortit, en fermant la porte avec violence, derrière la tapisserie qui se gonfla, repoussée par le vent.
– Voilà donc comme m'aiment ceux pour lesquels j'ai tant fait! s'écria le roi. Ah! Joyeuse! ingrat Joyeuse!
– Eh bien! ne vas-tu pas le rappeler? dit Chicot en s'avançant vers le lit. Quoi! parce que par hasard tu as eu un peu de volonté, voilà que tu te repens.
– Écoute donc, répondit le roi, tu es charmant, toi! crois-tu qu'il soit agréable d'aller au mois d'octobre recevoir la pluie et le vent sur la mer? je voudrais bien t'y voir, égoïste!
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