Et puis ils ont fait une proclamation, sur le renouveau de l'État ukrainien si j'ai bien compris. C'est pour ça que je dois aller à cette réunion tout à l'heure. Le métropolite, j'ai entendu, aurait béni le nouvel État. Il paraît que c'est nous qui le lui aurions demandé, mais je ne suis pas au courant». – «Quel métropolite?» – «L'uniate, bien sûr. Les orthodoxes nous haïssent. Ils haïssent Staline aussi, mais ils nous haïssent encore plus». J'allais poser une autre question mais fus rudement interrompu: une femme un peu grasse, presque nue, les bas déchirés, déboulait avec un hurlement de derrière la cathédrale; elle se rua dans les tables, trébucha, en renversa une, et s'étala à nos pieds en piaillant. Sa peau blanche était marbrée de contusions, mais elle ne saignait pas beaucoup. Deux grands gaillards à brassards la suivaient tranquillement. L'un d'eux nous adressa la parole en mauvais allemand: «Excusez, Offizieren. Kein Problem». L'autre souleva la femme par les cheveux et lui assena un coup de poing dans le ventre. Elle hoqueta et se tut, la bave aux lèvres. Le premier lui flanqua son pied dans les fesses et elle se remit à courir. Ils trottèrent après elle en riant et disparurent derrière la chapelle. Koch ôta son calot et s'épongea à nouveau le front tandis que je redressais la table renversée. «Ce sont vraiment des sauvages, ici», fis-je remarquer. – «Oh oui, là je suis d'accord avec vous. Mais je croyais que vous les encouragiez?» – «Ça m'étonnerait, Herr Hauptmann. Mais j'arrive juste, je ne suis pas au courant». Koch continuait: «À l'A OK, j'ai entendu dire que le Sicherheitsdienst avait fait imprimer des affiches et incitait ces gens. Aktion Petlioura, ils auraient baptisé ça. Vous savez, le leader ukrainien? C'est un Juif qui l'a assassiné, je crois. En 26 ou en 27». – «Vous voyez que vous êtes quand même un spécialiste». – «Oh, j'ai juste lu quelques rapports». La fille était sortie du troquet. Elle sourit et me signala que le café était offert. De toute façon je n'avais pas d'argent local. Je regardai ma montre: «Vous m'excuserez, Herr Hauptmann. Je dois y aller». – «Oh, je vous en prie». Il me serra la main: «Bon courage».
Je quittai la vieille ville par le chemin le plus court et me frayai avec difficulté un chemin à travers la foule en liesse. Au Gruppenstab, il y avait beaucoup d'animation. Le même officier m'accueillit: «Ah, c'est encore vous». Enfin, le Brigadeführer Dr. Rasch me reçut. Il me serra la main cordialement, mais son visage massif restait sévère. «Asseyez-vous. Qu'est-ce qui s'est passé avec le Standartenführer Blobel?» Il ne portait pas de casquette et son haut front bombé brillait sous l'ampoule. Je lui résumai l'effondrement de Blobel: «D'après le médecin, ce serait dû à la fièvre et à l'épuisement». Ses lèvres épaisses dessinèrent une moue. Il fouilla parmi les papiers sur son bureau et en retira une feuille. «Le lc de l'AOK 6 m'a écrit pour se plaindre de ses propos. Il aurait menacé des officiers de la Wehrmacht?» -
«C'est une exagération, Herr Brigadeführer. Il est vrai qu'il délirait, il tenait des propos incohérents. Mais cela ne visait personne en particulier, c'était un effet de la maladie». – «Bien». Il me questionna sur quelques autres points, puis me signala que l'entretien était terminé. «Le Sturmbannführer von Radetzky est déjà de retour à Lutsk, il prendra la place du Standartenführer jusqu'à ce qu'il se remette. On va préparer les ordres et d'autres papiers. Pour ce soir, voyez Hartl, à l'administration, il s'occupera de vous caser quelque part». Je sortis et allai trouver le bureau du Leiter I; un de ses adjoints me remit les bons. Puis je redescendis trouver Höfler et Popp. Dans le hall, je croisai Thomas. «Max!» Il me tapa sur l'épaule et une bouffée de plaisir m'envahit. «Je suis content de te voir ic i. Qu'est-ce que tu fais?» Je le lui expliquai. «Et tu restes jusqu'à demain? C'est magnifique. Je vais dîner avec des gens de l'Abwehr, dans un petit restaurant, très bon il paraît. Tu vas venir avec nous. On t'a trouvé une couchette? Ce n'est pas du luxe, mais au moins tu auras des draps propres. Heureusement que tu n'es pas venu hier: c'était un vrai foutoir. Les Rouges ont tout mis à sac avant de partir, et les Ukrainiens sont passés avant qu'on arrive. On a pris des Juifs pour nettoyer mais ça a mis des heures, on n'a pas pu se coucher avant le matin». Je convins de le retrouver dans le jardin derrière l'immeuble et me séparai de lui. Popp ronflait dans l'Opel, Höfler jouait aux cartes avec des policiers; je lui expliquai les arrangements et allai fumer dans le jardin en attendant Thomas.
Thomas était un bon camarade, j'étais vraiment heureux de le revoir. Notre amitié remontait à plusieurs années; à Berlin, nous dînions souvent ensemble; parfois, il m'amenait avec lui dans des boîtes, ou des salles de concert réputées. C'était un bon vivant et un garçon qui savait bien se débrouiller. D'ailleurs, c'est en grande partie à cause de lui que je me suis retrouvé en Russie; du moins la suggestion venait-elle de lui. Mais en fait l'histoire remonte un peu plus haut. Au printemps 1939, je venais juste de passer mon doctorat de droit et de rejoindre le SD, on parlait beaucoup de guerre. Après la Bohème et la Moravie, le Führer dirigeait son attention vers Danzig; tout le problème était d'anticiper la réaction de la France et de la Grande-Bretagne. La plupart pensaient qu'elles ne risqueraient pas plus la guerre pour Danzig que pour Prague; mais elles avaient garanti la frontière occidentale de la Pologne, et réarmaient aussi vite que possible. J'en discutai longuement avec le Dr. Best, mon supérieur et aussi un peu mon mentor au SD. En théorie, affirmait-il, nous ne devrions pas avoir peur de la guerre; la guerre était l'aboutissement logique de la Weltanschauung. Citant Hegel et Jünger, il argumentait que l'État ne pouvait atteindre son point d'unité idéal que dans et par la guerre: «Si l'individu est la négation de l'État, alors la guerre est la négation de cette négation. La guerre est le moment de la socialisation absolue de l'existence collective du peuple, du Volk-» Mais en haut lieu on avait des soucis plus prosaïques. Au sein du ministère de von Ribbentrop, à l'Abwehr, dans notre propre département extérieur, chacun évaluait la situation à sa manière. Un jour, je fus convoqué chez der Chef, Reinhard Heydrich. C'était la première fois et l'excitation se mêlait à l'angoisse lorsque j'entrai dans son bureau. Rigidement concentré, il travaillait sur une pile de rapports, et je restai plusieurs minutes au garde-à-vous avant qu'il ne me fasse signe de m'asseoir. J'eus le temps de l'observer de près. Je l'avais bien entendu aperçu à plusieurs reprises, lors de conférences de cadres ou dans les couloirs du Prinz-Albrecht-Palais; mais alors qu'à distance il présentait l'incarnation même de l'Übermensch nordique, de près il donnait une impression curieuse, légèrement floue. Je décidai enfin que ce devait être une question de proportions: sous son front anormalement haut et bombé, sa bouche était trop large, ses lèvres trop épaisses pour son visage étroit; ses mains paraissaient trop longues, comme des algues nerveuses attachées à ses bras. Lorsqu'il leva sur moi ses petits yeux trop rapprochés, ceux-ci ne restaient pas en place; et lorsque enfin il m'adressa la parole, sa voix semblait bien trop aiguë pour un homme au corps aussi puissant. Il me faisait une impression perturbante de féminité, cela ne le rendait que plus sinistre- Ses phrases tombaient rapidement, brèves, tendues; il ne les finissait presque jamais; mais le sens en restait toujours net et clair. «J'ai une mission pour vous, Doktor Aue,» Le Reichsführer était insatisfait des rapports qu'il recevait sur les intentions des puissances occidentales. Il souhaitait une autre évaluation, indépendante de celle du département extérieur. Tout le monde savait que dans ces pays il y avait un fort courant pacifiste, surtout au sein des milieux nationalistes ou fascisants; mais ce qui restait malaisé à juger, c'était leur influence auprès des gouvernements. «Vous connaissez bien Paris, il me semble. D'après votre dossier vous étiez lié à des milieux proches de l'Action française. Ces gens-là ont acquis une certaine importance depuis». J'essayai de placer une parole mais Heydrich m'interrompit: «Ça ne fait rien». Il voulait que je me rende à Paris et que je renoue avec mes anciennes connaissances, pour étudier le poids politique réel des cercles pacifistes. Je devais prétexter des vacances de fin d'études. Naturellement, je devais répéter à qui voudrait bien l'entendre les intentions pacifiques, envers la France, de l'Allemagne nationale-socialiste. «Le Dr. Häuser ira avec vous. Mais vous remettrez des rapports séparés. Le Standartenführer Taubert vous fournira les devises et les documents nécessaires. Tout est clair?» En fait, je me sentais tout à fait perdu, mais il m'avait pris de court. «Zu Befehl, Herr Gruppenführer», voilà tout ce que je pus dire. – «Bien. Soyez de retour fin juillet. Rompez».
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