– Je vois que vous ne pouvez pas parler, lui dit-elle. Je vais trouver mon père. Si vous n’y consentez pas, faites seulement un signe, un geste, et j’attendrai que vous ayez changé d’avis. Comme je ne connais qu’une manière de vouloir les choses, qui est de les mettre tout de suite à exécution, je vais trouver mon père et lui parler de vous. À demain, Pierre, car ceci est une affaire sérieuse, et peut-être mon père voudra-t-il prendre la nuit pour y réfléchir.
– Demain, demain? s’écria Pierre tout effrayé. Est-ce que demain viendra jamais? Comment porterai-je jusqu’à demain cette joie et cette épouvante? Non, non, ne parlez pas encore à votre père; laissez-moi vivre jusqu’à demain avec la seule pensée de votre bonté pour moi (Pierre n’osait dire de votre amour). Je ne comprends pas encore l’avenir dont vous me parlez: il me semble que là il y a un mystère, et j’y songe avec une sorte de peur… Oui, j’ai le cœur serré, et mon bonheur est si grand qu’il ressemble à la tristesse. C’est une idée solennelle, douloureuse, enivrante… C’est comme si vous alliez vous donner la mort pour moi… Laissez-moi y songer, vous voyez bien que je n’ai pas ma tête. Je ne puis fixer mon esprit, au milieu de ce tourbillon que vous soulevez en moi, que sur une seule idée: c’est que vous m’aimez… Vous, vous! ah! mon Dieu, vous!… Je suis aimé de vous!… Est-ce que c’est possible? Est-ce que j’ai la fièvre? Est-ce que je ne suis pas dans le délire?
Pendant qu’ils causaient ainsi et qu’ils oubliaient l’heure, transportés qu’ils étaient dans une autre sphère, le comte de Villepreux conférait avec le Corinthien. Jusqu’à ce moment, la marquise, agitée, en proie à mille combats, était retenue par la honte d’avouer à son oncle que cette passion sérieuse qu’il lui attribuait malicieusement n’était qu’une surprise des sens au milieu d’une fantaisie d’esprit, un roman commencé avec l’étourderie d’une pensionnaire, soutenu au milieu des délires d’un amour sans frein et sans but, prêt à dénouer devant la crainte du blâme et les besoins de la vanité. Le Corinthien, se présentant avec un nom célèbre et des titres acquis à la considération, l’eût emporté peut-être sur un gentilhomme sans réputation et sans talent. Mais le Corinthien compagnon menuisier, enfant de génie il est vrai, et sur le point d’être élève à Rome, mais inconnu, mais incertain de son avenir, incapable peut-être de faire de tardives études et de réaliser les espérances que l’on avait conçues pour lui… c’était un dé dans le cornet de ce jeu de hasard qu’on appelle la société, et Joséphine ne se sentait pas assez de foi et de courage pour en faire l’épreuve. Elle était donc très effrayée du parti que lui suggérait hypocritement son oncle; et au moment où il voulut faire appeler Amaury, elle le suivit dans son cabinet et le supplia de l’écouter auparavant. Elle prétendit avoir découvert une intrigue entre la Savinienne et le Corinthien, et se déclara si bien guérie de son amour qu’elle y renonçait et priait son oncle de l’aider à le rompre. Elle ne mentait qu’à demi. La découverte qu’elle avait faite de cet amour passé était ce qui dépoétisait le plus Amaury à ses yeux. Elle était humiliée d’avoir succédé à une cabaretière , et l’humble origine de son amant lui apparaissait plus intolérable depuis qu’elle l’y voyait lié par un amour dont il ne consentait pas à rougir et dont il n’était pas assez lâche pour répudier la mémoire.
Le comte reçut Joséphine à merci. Il cessa de jouer la comédie, et lui dit les choses les plus sévères, afin qu’elle n’y revînt plus, et que désormais elle prit ses amants un peu moins bas. – Ceci doit vous éclairer un peu, j’imagine, lui dit-il, et vous prouver que, si l’on doit aimer et honorer le peuple en principe, on ne doit pas trop se hâter de mettre cette sympathie en une application aussi expérimentale que vous venez de le faire à vos dépens.
Joséphine subit cette réprimande cynique et mordante avec une aveugle soumission. Sa pensée ne s’éleva pas plus haut que le libéralisme étroit du vieux comte. Elle n’aperçut aucune inconséquence dans sa conduite et dans ses paroles; tout lui parut article de foi. Elle dévora son humiliation avec douleur, mais sans révolte, et reçut son pardon à genoux et avec reconnaissance.
Le comte essaya d’abord de traiter le Corinthien comme un petit garçon et de lui faire peur. À le voir si gentil , il ne s’était jamais douté de l’orgueil et de l’emportement de son caractère. Lorsqu’il le vit entrer en révolte, déclarer qu’il était libre, qu’il n’obéissait à personne, qu’on pouvait bien le renvoyer de l’atelier et du château, mais non pas du pays et du village, qu’il ne reconnaissait au comte aucune autorité sur la marquise et sur lui, force fut à l’habile vieillard de reconnaître qu’il venait de faire une école, et que ni la peur du bâton ni la crainte de perdre la protection et les bienfaits ne vaincraient la fierté du Corinthien. Il changea donc de tactique, le prit par la douceur, le raisonna paternellement, le plaignit de son amour, lui dévoila toute la faiblesse et toute la vanité de Joséphine, et lui conseilla d’épouser la Savinienne ou d’aller étudier la statuaire en Italie. Le Corinthien avait sur le cœur les menaces qu’on venait de lui faire; il s’en vengea en sortant du cabinet de M. Villepreux sans lui avoir rien promis. Mais la nuit porte conseil, et l’idée de voir l’Italie l’agita d’un si vif désir, qu’il résolut d’entrer en composition le lendemain. Le comte était fort tranquille là-dessus; au seul nom de Rome, il avait vu jaillir des yeux du jeune artiste la flamme de l’ambition, et il était bien sûr qu’aucun amour n’entraverait sa carrière.
Le vieux comte, un peu fatigué de sa journée, allait se coucher, lorsque son petit-fils Raoul vint à son tour lui demander un moment d’audience. Il s’agissait des révélations qu’Isidore lui avait faites à propos d’Yseult, et des propos que soulevait son intimité avec la Savinienne et avec Pierre Huguenin. – Voyez-vous, mon père, tout cela finira par quelque scandale si vous n’y mettez bon ordre. Yseult a une folle tête; vous l’avez gâtée; il n’est plus temps de reprendre votre autorité sur elle. Mais elle est en âge de se marier; il faut que vous la placiez sous la protection d’un homme jeune, qui sera en même temps l’appui dévoué de votre vieillesse. Ce sera bientôt fait si vous voulez. Amédée est un excellent parti pour elle. Il est jeune, élégant, bien élevé, joli garçon, riche, bien né; sa famille est bien en cour. Il est amoureux d’elle, ou prêt à le devenir. La comtesse, sa sœur, est disposée à faire encore les premiers pas, quoiqu’Yseult ait été assez maussade avec elle. Si vous le voulez bien, Yseult changera d’idée; car si elle est opiniâtre dans les petites choses, elle est, je crois, raisonnable dans les grandes. D’ailleurs elle vous aime, et le désir de vous plaire…
– Nous parlerons de cela, dit le comte. Laisse-moi: je veux d’abord lui parler de cette Savinienne.
Raoul se retira, et le comte descendit au cabinet de la tourelle. Il était une heure du matin. Il y surprit sa fille tête à tête avec Pierre Huguenin. Là toute sa prudence l’abandonna; et la colère à laquelle il était fort sujet lui monta au cerveau, il s’exprima en termes fort peu mesurés sur l’inconvenance de cette intimité. Pierre était si ému qu’il ne songeait point à obéir aux ordres violents que lui donnait le vieillard de se retirer; il craignait pour Yseult les effets de la colère paternelle, mais il n’avait rien à dire pour se disculper. Yseult, effrayée un instant, domina bientôt le malaise affreux de cette situation par la force de son caractère. Au lieu de s’irriter secrètement des dures paroles de son grand-père, elle lui jeta les bras autour du cou, et lui dit, en caressant ses cheveux blancs, qu’elle était heureuse d’être surprise dans ce tête-à-tête, et que cela lui abrégeait de longs préambules. Puis, prenant Pierre par la main, elle l’amena auprès de son aïeul, et, se mettant à genoux: – Mon père, dit-elle d’une voix pénétrée mais ferme, vous m’avez dit mille fois que vous aviez assez de confiance en ma raison et en ma dignité pour me permettre de faire moi-même le choix d’un époux. Lorsqu’on m’a proposé divers mariages d’intérêt et d’ambition, vous avez approuvé mes refus, et vous m’avez dit que vous préféreriez me voir unie à un honnête ouvrier qu’à un de ces nobles insolents et bas qui calomniaient votre caractère politique et qui s’humiliaient devant votre argent. Enfin, vous avez dit aujourd’hui à ma cousine des choses que je me suis fait répéter plusieurs fois, afin d’être bien sûre que je ne vous déplairais pas en vous parlant comme je vais le faire. Voici l’homme que je prendrai pour mari, si vous voulez bien bénir et ratifier mon choix.
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