Laparède intervint:
– Vous pouvez, monsieur le gouverneur, compter sur mon silence.
– Et sur le mien, aussi, dit en écho le bon gros Assignac.
Et il ajouta avec bonhomie:
– Cela me sera d’autant plus facile que je vous avouerai franchement que je n’ai rien compris à cette équipée.
D’un air grave, M. de Saint-Mars continua:
– Lieutenant, tout sera fait selon votre désir. Je n’y mets qu’une condition et cela encore plus pour la sauvegarde de votre fils que pour la mienne. Je vous demande qu’il conserve sur son visage ce masque de fer jusqu’à ce qu’il ait franchi la frontière, car il se pourrait fort bien que des espions rôdassent sur la côte.
Tout en souriant, Castel-Rajac reprit:
– Mieux que personne, j’en suis certain, et voilà pourquoi je trouve votre précaution excellente. Deux objections, cependant.
– Dites!
– Si nous emportons le masque, comment ferez-vous pour le mettre ensuite sur la figure de votre faux monnayeur?
– J’en ai un de rechange.
– Ah! très bien. Mais ce n’est pas tout. Comment m’y prendrai-je pour débarrasser mon fils de celui-ci?
– Je vais vous l’expliquer, répliqua M. de Saint-Mars.
Et, s’approchant d’Henry, il montra à Castel-Rajac, en dessous de la mentonnière, un trou pas plus grand que celui par lequel on réglait à cette époque les aiguilles d’une montre. Et, tirant de l’une des poches de son habit une petite clef, il l’introduisit dans l’ouverture.
Instantanément, le masque se sépara en deux et le visage pâle, amaigri, mais toujours plein de beauté juvénile du prisonnier, apparut aux yeux des assistants. Aussitôt, Gaëtan se précipita sur son fils d’adoption et fit claquer sur ses joues les deux baisers sonores qu’il lui avait promis.
M. de Saint-Mars donna au chevalier la clef avec laquelle il avait fait fonctionner le mécanisme secret du masque qu’il remit lui-même en place, tout en disant:
– Ne m’en voulez pas, monsieur, de prolonger encore un peu votre si cruelle épreuve, mais ce ne sont plus que quelques instants de patience; et maintenant, adieu, monsieur, et que Dieu vous garde.
– Monsieur le gouverneur, répliqua l’homme au masque de fer avec un accent et une allure d’une dignité magnifique, je voudrais vous serrer la main.
Le gouverneur, très ému, tendit sa dextre au fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche, qui, tout en l’étreignant, lui dit:
– Puisse, monsieur, l’acte d’humanité que vous venez d’accomplir vous valoir le bonheur dans ce monde et dans l’autre.
Castel-Rajac, tout frémissant de joie, s’écria:
– Monsieur le gouverneur, laissez-moi joindre mes remerciements à ceux de ce cher enfant. Désormais, vous êtes mon ami et, quand on est mon ami, on l’est bien, et je vous en donnerai d’ici peu la preuve… Attendez-vous à recevoir un avancement digne de vos mérites. Je ne serais pas surpris que, dans quelque temps, vous fussiez nommé gouverneur de la Bastille! Je ne vous dis donc pas adieu, mais au revoir!
Après avoir échangé une chaleureuse poignée de main avec M. de Saint-Mars, Castel-Rajac, Henry et ses deux amis s’empressèrent de gagner le couloir où les attendait Martigues qui, dans l’ombre, avait assisté à toute cette scène à laquelle, d’ailleurs, pas plus qu’Assignac, il n’avait compris le moindre mot.
Le gouverneur, qui les avait accompagnés jusque dans la cour, leur dit:
– Mes soldats, ainsi que vous me l’aviez dit et que je l’ai constaté moi-même, sont abominablement ivres. Malgré cela, je crois qu’il serait imprudent de vous faire sortir par le corps de garde.
– Ne vous inquiétez pas de ceci, mon cher gouverneur, déclara Castel-Rajac, qui se sentait un cœur et des jarrets de vingt ans. Le chemin que nous avons pris pour monter ici nous servira également pour descendre.
M. de Saint-Mars rentra dans le château. Henry et les trois Gascons gravirent l’escalier de pierre, suivi par Jean Martigues, qui les rejoignit sur la plate-forme.
D’un ton humble et craintif, celui-ci demanda à Castel-Rajac:
– Bien que je n’aie pas tenu ma parole, vous n’allez tout de même pas m’abandonner, mon bon lieutenant.
– Non seulement nous ne t’abandonnerons pas s’écria le Gascon, en lui donnant une bourrade, mais tes cinquante mille livres que nous t’avons promises, tu les toucheras dès que nous serons revenus de conduire mon fils à la frontière!
Transporté d’allégresse et de reconnaissance, l’ancien pêcheur allait s’effondrer aux genoux du chevalier; mais celui-ci, l’empoignant par le bras, lui disait avec toute la belle humeur dont il débordait:
– L’instant n’est pas propice aux effusions. Décampons!
Le premier, il descendit par la corde à nœuds, qui était restée attachée à la bouche du canon. Henry lui succéda; puis ce furent, tour à tour, M. d’Assignac, Laparède et Jean Martigues, qui, dans son émoi, lâchant la corde avant d’arriver en bas, évita une chute qui aurait pu être dangereuse grâce au véritable matelas que lui présentait le bon gros Assignac en se renversant en arrière et en bombant sa poitrine.
Tous s’empressèrent de regagner la barque, de mettre la voile et, favorisés par un excellent vent du large, ils arrivèrent sans encombre à l’auberge où, fidèles à la consigne que leur avait donnée Castel-Rajac, les indigènes déguisés en mousquetaires attendaient son retour en continuant de vider la cave de la tenancière.
Tous ces gens avaient été racolés dans le pays par Assignac et Laparède qui, non seulement leur avaient versé d’avance une certaine somme, mais leur avaient encore promis une prime importante.
C’étaient tous des contrebandiers de la côte, entraînés aux plus périlleuses aventures et qui ne s’occupaient jamais de la mission dont ils étaient chargés que pour l’exécuter aveuglément, sans autre souci que celui des bénéfices qu’ils pouvaient en retirer.
Aussi ne s’étaient-ils nullement fait tirer l’oreille pour se laisser enrôler par les deux Gascons et manifestaient-ils pour la cause inconnue qu’ils étaient appelés à servir un enthousiasme qui progressait au fur et à mesure que le vin coulait dans leur gosier.
Lorsqu’ils virent reparaître celui qu’ils appelaient déjà leur grand chef, c’est-à-dire le chevalier de Castel-Rajac, ils se levèrent tous d’un même mouvement pour l’acclamer. Sans doute supportaient-ils mieux la boisson que les soldats de M. de Saint-Mars, car Gaëtan, qui n’était pas sans avoir quelque inquiétude à ce sujet, constata avec satisfaction qu’ils tenaient fort bien en équilibre sur leurs jambes.
Tout de suite, de sa belle voix, il lança:
– En selle!
Suivi par sa troupe de faux mousquetaires, il s’en fut dans une cour intérieure où une vingtaine de chevaux étaient attachés. Dans un coin, l’homme au masque de fer, enveloppé d’un long manteau, conversait avec les deux amis de son père adoptif.
Lestement, le lieutenant aux mousquetaires grimpa sur un joli cheval blanc qui piaffait d’impatience. Henry s’installa en croupe derrière lui et tous les autres personnages, y compris Jean Martigues, qui revenait en courant et tout essoufflé d’embrasser encore une fois sa bonne amie, sautèrent sur les autres montures et la cavalcade s’enfonça dans la nuit.
Lorsque Castel-Rajac et ses amis arrivèrent à la frontière italienne, il faisait grand jour. Le chevalier commença par faire régler sa troupe par Assignac et Laparède, promus aux fonctions d’officiers payeurs généraux. Il y ajouta même une gratification supplémentaire, ce qui lui valut des hourras qui menaçaient de se prolonger outre mesure; mais Gaëtan, qui avait hâte de délivrer Henry de son masque de fer, se hâta de les interrompre d’un geste énergique et d’engager ses mousquetaires d’occasion à rallier Cannes dans le plus bref délai.
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