- Et supposez que vous n'accouchez pas l'Impératrice, mais une bourgeoise de la rue Saint-Denis.
Avant d'entrer dans la chambre de l'Impératrice, Dubois s'arrête.
- Puisque Votre Majesté le permet, je vais le faire, dit-il.
Le médecin hésite, puis murmure qu'il faudra peut-être choisir l'un ou l'autre.
- La mère, c'est son droit, répond Napoléon.
Ainsi peut-être n'aura-t-il pas ce fils qu'il a tant espéré. Il saisit la main de Marie-Louise. Elle crie, se tord. Il voit approcher les docteurs Corvisart, Yvan, Bourdier. Elle hurle pendant que Dubois prépare les fers.
Il ne veut pas rester ainsi, spectateur impuissant.
Il sent la sueur qui coule sur son front, dans son cou. Il serre les poings. Il a dans la bouche un goût âcre. Il voudrait hurler de rage.
Il s'enferme dans le cabinet de toilette. Il entend les hurlements de Marie-Louise. La porte s'ouvre. Il essaie de lire sur le visage du docteur Yvan. Le médecin murmure que l'Impératrice est délivrée.
Il voit sur le tapis de la chambre le corps de l'enfant qui gît, inerte. Mort.
Il saisit la main de Marie-Louise, l'embrasse. Il ne regarde plus. C'est ainsi.
Il n'aura pas de fils.
Il reste immobile en caressant le visage de Marie-Louise. Il a les yeux fixes.
Tout à coup, ce vagissement.
Il se redresse.
L'enfant est enveloppé de linges chauds sur les genoux de Mme de Montesquiou, qui continue de le frictionner, puis lui introduit dans la bouche quelques gouttes d'eau-de-vie.
L'enfant crie à nouveau.
Napoléon le prend, le soulève. C'est comme le soleil qui surgit un matin de victoire.
Il a un fils.
Il est 9 heures du matin, ce mercredi 20 mars 1811.
Il entend les coups de canon puis les cris qui montent de la place du Carrousel.
Il ne peut parler. Il signe l'acte de naissance de Napoléon, François, Joseph, Charles, puis il va vers la croisée. Il aperçoit les cortèges qui convergent. Il voit les mains qui s'agitent.
Il cache son visage derrière le rideau. Il pleure.
Il veut montrer l'enfant à la foule et à l'armée. Ce roi de Rome, cet enfant que porte Mme de Montesquiou, et qui est couché sur un coussin de satin blanc recouvert de dentelles, sera leur souverain.
En attendant l'ondoiement qui se tiendra en fin de journée, il dicte une lettre pour l'empereur d'Autriche.
« L'Impératrice, fort affaiblie par les douleurs qu'elle avait essuyées, montra jusqu'à la fin le courage dont elle avait donné tant de preuves... L'enfant se porte parfaitement bien. L'Impératrice est aussi bien que le comporte son état, elle a déjà un peu dormi et pris quelque nourriture. Ce soir à 8 heures, l'enfant sera ondoyé. Ayant le projet de ne le faire baptiser que dans six semaines, je charge le comte Nicolaï, mon chambellan, qui portera cette lettre à Votre Majesté, de lui en porter une autre pour la prier d'être le parrain de son petit-fils.
« Votre Majesté ne doute point que, dans la satisfaction que j'éprouve de cet événement, l'idée de voir perpétuer les liens qui nous unissent ne l'accroisse considérablement. »
Il prend lui-même une seconde feuille et écrit quelques lignes à Joséphine.
« Mon fils est gros et très bien portant. J'espère qu'il viendra bien. Il a ma poitrine, ma bouche et mes yeux.
« J'espère qu'il remplira sa destinée. »
Neuvième partie
Et ainsi la guerre aura lieu,
malgré moi, malgré lui
21 mars 1811 - 21 juin 1812
37.
Il se penche sur le berceau. Il ne se lasse pas de regarder cet enfant. Il le touche, lui parle, le caresse, le prend quelques instants dans ses bras avant que Mme de Montesquiou ne s'en empare, ne s'éloigne avec lui.
Il a un fils.
Il le présente avec fierté aux sénateurs, aux conseillers d'État qui, à tour de rôle, entrent dans la chambre de l'enfant.
- J'ai ardemment désiré ce que la Providence vient de m'accorder, dit-il. Mon fils vivra pour le bonheur et la gloire de la France. Les grandes destinées de mon fils s'accompliront. Avec l'amour des Français, tout lui deviendra facile.
Mon fils : ces mots lui emplissent la bouche, il les répète. Il a l'impression, quand il les prononce, que sa poitrine se dilate. Pourtant, après quelques semaines, il s'étonne : sa joie se fait chaque jour plus fugace. Il ressent une fatigue qui l'alourdit. Ses jambes enflent. Il ne trouve pas le sommeil. Il couche à nouveau seul, et il mange avec la hâte d'autrefois.
Il voit chaque jour Marie-Louise, mais elle reste allongée, épuisée par l'accouchement, le plus souvent somnolente, ne voyant son fils que quelques instants par jour, se souciant peu de lui, le confiant à Mme de Montesquiou. Habitude d'archiduchesse qui fut éloignée de sa mère dès sa naissance.
Lorsqu'il la quitte pour regagner son appartement, il marche lentement dans les galeries de ce château de Saint-Cloud, puis, chez lui, s'attarde dans son bain. Il est morose. Tout a changé dans son destin : il a l'héritier qu'il espérait, et cependant rien ne s'est transformé.
Au sortir de son bain, après que Roustam l'a séché, il s'installe sur un canapé. Il y demeure longtemps, songeur.
Autour de lui, malgré la naissance du roi de Rome, il sent l'inquiétude et la lassitude. On lui obéit, mais avec plus de lenteur.
Il s'est emporté contre Clarke, le ministre de la Guerre, devant le temps perdu par les unités qui doivent, à partir de France, d'Italie et de Westphalie, converger vers le nord de l'Allemagne pour faire face à la menace russe. Car Alexandre pousse ses armées vers le grand-duché de Varsovie.
- Un ordre doit toujours être exécuté, dit-il à Clarke. Quand il ne l'est pas, il y a crime et le coupable doit être puni.
Il s'indigne de ces défaillances. Il ne peut dormir. Il dicte des ordres durant des nuits entières, dans ces premiers jours du mois d'avril 1811, parce qu'il veut tendre à nouveau les rênes. Il ne peut accepter que l'Empire lui échappe, au moment où la naissance d'un fils vient lui assurer l'avenir.
Il faut à nouveau se battre ? Il se battra. Contre les maréchaux incapables de venir à bout des Espagnols en Espagne. Ney refuse d'obéir à Masséna, et Junot est contraint d'évacuer le Portugal. Masséna recule, et Wellington avance. Est-ce possible ? Il destitue Masséna.
Au nord, sur la frontière du grand-duché de Varsovie, tous les renseignements confirment la concentration des troupes russes.
Le lundi 15 avril 1811, alors qu'on célèbre la fête de Pâques, il harcèle les ministres. De temps à autre, il quitte son cabinet de travail pour accueillir les délégations qui viennent le féliciter de la naissance du roi de Rome. Il écoute les compliments, les discours. Il accompagne l'Impératrice, qui s'avance sur la terrasse des Tuileries pour sa première promenade et que la foule acclame.
Mais à quoi serviraient ces hommages, et pourquoi ce fils, si l'Empire s'effondrait ?
Se battre, donc.
Il retourne dans son cabinet de travail. Il y passe plusieurs nuits. Il est persuadé que les troupes russes peuvent attaquer un jour ou l'autre. Il reçoit Champagny. Le ministre paraît désemparé. Il est incapable de faire face à la situation. Homme fidèle mais qui n'a pas su prévoir ces risques de guerre.
- L'empereur Alexandre est déjà loin de l'esprit de Tilsit, commence Napoléon. Toutes les idées de guerre viennent de la Russie. Si Alexandre I ern'arrête pas promptement cette impulsion, il y sera entraîné l'année prochaine, malgré lui. Et ainsi la guerre aura lieu, malgré moi, malgré lui, malgré les intérêts de la France et ceux de la Russie.
Il fait quelques pas, fixe Champagny.
- J'ai déjà vu cela si souvent que c'est mon expérience du passé qui dévoile cet avenir, reprend-il.
Читать дальше