Il se ferme. Il ne peut lui répondre clairement et cela le blesse. Comprendrait-elle qu'il a besoin de l'alliance russe et qu'il ne peut prendre le risque de la briser en donnant satisfaction aux Polonais ?
Il se borne à lui dire :
- Pendant l'été, les grandes affaires seront peut-être arrangées.
Il se lève. Le charme est rompu. La politique, cette passion du monde, l'a à nouveau saisi.
Il rentre aux Tuileries.
C'est le 27 mars 1808 à l'aube. Le palais est désert, glacé. Son pas résonne dans les galeries cependant que les valets courent, que Méneval, réveillé, se présente.
Napoléon dicte aussitôt une lettre pour Louis, roi de Hollande, afin de lui annoncer que Murat est entré à Madrid, que Charles IV a abdiqué au bénéfice du prince des Asturies, devenu Ferdinand VII.
Puis, tout en marchant d'un pas vif, Napoléon parle plus fort.
« Mon frère, le climat de la Hollande ne vous convient pas. D'ailleurs, la Hollande ne saurait sortir de ses ruines ; dans ce tourbillon du monde, que la paix ait lieu ou non, il n'y a pas de moyen pour qu'elle se soutienne.
« Dans cette situation, je pense à vous pour le trône d'Espagne, vous serez souverain d'une nation généreuse... Répondez-moi catégoriquement quelle est votre opinion sur ce projet. Vous sentez que ceci n'est encore qu'un projet... Répondez-moi catégoriquement, si je vous nomme roi d'Espagne, l'agréez-vous ? Puis-je compter sur vous... Répondez-moi seulement ces deux mots : “j'ai reçu votre lettre de tel jour, je réponds oui”, et alors je compterai que vous ferez ce que je voudrai, ou bien “non”, ce qui voudra dire que vous n'agréez pas ma proposition... Ne mettez personne dans votre confidence, et ne parlez à qui que ce soit de l'objet de cette lettre, car il faut qu'une chose soit faite pour qu'on avoue y avoir pensé. »
Enfin ! Il a tranché.
Il se sent déchargé d'un poids. Il a choisi de suivre le rythme des événements. Ce sont eux qui lui dictent sa conduite.
Il va quitter Paris, s'approcher de l'Espagne, se rendre à Bayonne, parce qu'il ne saisit bien la réalité des choses que quand il les voit, les touche, les étreint.
Le monde est comme une femme, on ne le connaît, on ne le comprend que quand on le possède.
Il lance d'un ton guilleret à Méneval :
- Nous sommes au cinquième acte de la tragédie ; nous serons bientôt au dénouement.
16.
Il est impatient et furieux. Dans la cour de l'évêché d'Orléans, ce dimanche 3 avril 1808, il tempête. Il est 4 h 30. Il attend qu'on finisse d'atteler les chevaux à la berline. Il va d'un mur à l'autre, ignorant Champagny qui se tient au milieu de la cour. Il bute sur les pavés que rend glissants une pluie fine. Rien ne va comme il veut.
Depuis qu'il a quitté le château de Saint-Cloud, hier à midi, c'est comme si le destin voulait entraver sa marche vers Bordeaux, Bayonne et l'Espagne. Les voitures de sa suite n'étaient pas prêtes. Elles rejoindraient la berline de l'Empereur à la première étape à Orléans, avec la bibliothèque portative, la vaisselle, les provisions de bouche et les vins, les portemanteaux, les fourriers, les domestiques. Mais, à l'arrivée à Orléans, à 21 heures, point de voitures. Et où sont-elles ce matin, alors qu'on finit d'atteler la berline ?
Il monte dans la voiture, fait signe qu'on peut partir, et Champagny doit courir pour s'installer à son tour sur la banquette en face de Napoléon.
Les lettres et les dépêches sont posées près de l'Empereur.
Il les saisit. Il les brandit devant le visage de Champagny.
Le ministre des Relations extérieures doit savoir que monsieur mon frère, roi de Hollande, refuse le trône d'Espagne. Et qu'invoque-t-il, lui que j'ai posé sur son trône, lui qui n'était rien ? Il n'est pas, dit Louis, « un gouverneur de province. Il n'y a pas d'autre promotion pour un roi que celle du ciel. Ils sont tous égaux » .
Napoléon jette la lettre. Voilà ce que devient un homme auquel on donne du pouvoir. Il s'aveugle.
Prétendrait-il être mon égal ?
Napoléon se rencogne dans la berline.
Où, sinon parmi les héros antiques, trouverait-il quelqu'un à sa mesure ? Ou même simplement un homme qui pourrait comprendre ses desseins, les soutenir avec intelligence ?
Il regarde cette campagne tourangelle paisible sur laquelle se lève le jour. La brume s'accroche aux arbres qui bordent les ruisseaux. Les champs sont encore déserts.
Il se sent seul dans le monde, sans interlocuteur. Peut-être le tsar Alexandre I erest-il le souverain, l'homme avec lequel il a pu le mieux dialoguer. Mais les autres ? Les habiles, comme Talleyrand et Fouché, ne sont pas dignes de confiance. Et ne sont que des subordonnés jouant leur partie.
Talleyrand est vénal et Fouché a ses propres objectifs. Il continue d'entretenir les bruits de divorce.
« Je lui ai fait connaître dix fois mon opinion là-dessus, dit Napoléon. Tous les propos sur le divorce font un mal affreux ; ils sont aussi indécents que nuisibles. Il est temps qu'on finisse de s'occuper de cette matière-là. Et je suis scandalisé de voir la suite qu'il y met. »
Mais Fouché s'obstine.
Sur qui puis-je compter ? Mes frères ? Louis se croit mon égal et refuse l'Espagne. Jérôme tient trop à son trône de Westphalie pour accepter d'aller à Madrid. Avec une épouse luthérienne, que ferait-il chez les papistes ? Lucien est un incorrigible rebelle. Lors de l'entrée des troupes françaises à Rome, il a pris le parti du pape ! Lui se croit devenu prince romain .
Reste Joseph, auquel je peux proposer de troquer le royaume de Naples contre celui d'Espagne, et je donnerai Naples à Caroline et à Murat, « ce héros et cette bête » qui, au moins, sait ce qu'il vaut. « Ne doutez jamais de mon cœur, il vaut mieux que ma tête », a-t-il écrit .
Je suis seul. Sans égal, et donc sans allié. Sans personne pour comprendre ma politique !
Napoléon se redresse. Le jour est levé. On entre dans Poitiers. On s'arrête au relais. Il descend de berline.
Une voiture est là avec une escorte. Trois hommes richement vêtus s'avancent, le saluent. Il les ignore. Quel est ce guet-apens ?
Trois grands d'Espagne, explique Champagny. Le duc Medinacelí, le duc de Frías, et le comte de Fernân Nuñez viennent notifier à l'Empereur l'avènement du prince des Asturies comme nouveau roi d'Espagne, sous le nom de Ferdinand VII.
Napoléon s'éloigne.
Le prince des Asturies, roi d'Espagne ! C'est trop tard. Napoléon a tranché. Le roi d'Espagne sera un Bonaparte. Napoléon ne recevra pas les trois grands d'Espagne.
Il repart. Qu'on leur dise que Ferdinand vienne à ma rencontre, que je l'attendrai à Bayonne.
Il monte dans la berline sans jeter un regard vers les trois hommes qui s'inclinent.
- Les intérêts de ma maison et de mon Empire demandent que les Bourbons cessent de régner en Espagne, dit-il à Champagny. Les pays de moines sont faciles à conquérir. Si cela devait me coûter quatre-vingt mille hommes, je ne le ferais pas, mais il n'en faudra pas douze mille : c'est un enfantillage.
Il fait plein soleil maintenant, on a traversé Angoulême.
- Je ne voudrais faire de mal à personne, reprend-il, mais quand mon grand char politique est lancé, il faut qu'il passe. Malheur à qui se trouve sous les roues.
À Barbezieux, dans la grande salle au plafond voûté de l'auberge de La Boule-Rouge, il a fait asseoir Champagny et son secrétaire à sa table. Il a rapidement déjeuné d'un chapon rôti et d'un verre de vin de Touraine. Les jambes allongées, la main droite glissée dans le gilet, il dicte, il parle.
Il est ici comme au bivouac, en campagne. Et n'est-ce pas cela qu'il aime ?
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