Puis-je prendre le risque d'être tourné, enveloppé ?
Il faut vaincre sans la Garde .
Mais la Grande Redoute résiste. Il aperçoit les canons français qui, installés sur les Trois-Flèches enfin conquises, bombardent la Grande Redoute qui ne cède pas.
Le maréchal Lefebvre, près de lui, de son propre chef, donne l'ordre à la Garde d'avancer.
Un instant, il se laisse aller.
- Avancez, foutus couillons ! crie-t-il.
Puis, aussitôt, il arrête le mouvement.
On gagne une bataille la tête froide, en ne cédant pas à une impulsion.
La Grande Redoute tombe enfin.
Napoléon s'avance, rejoint les premiers rangs des tirailleurs qui progressent sur la route de Moscou. Les Russes se replient en bon ordre. Ils tiennent encore une redoute et un petit ouvrage qui couvre la route.
Napoléon donne l'ordre à l'escorte de rester en arrière. Il est avec la première ligne. Les balles sifflent.
Pourquoi ne pas mourir, comme les quarante-sept généraux et la centaine de colonels qui sont tombés ?
Les ravins, les talus sont recouverts par des milliers de morts mêlés. Combien ? Cinquante, soixante mille ? Il a l'habitude de cette comptabilité macabre. Il lui suffit de voir des fossés remplis de cadavres que les détrousseurs n'ont pas encore pu dépouiller de leur uniforme pour qu'il estime que trois sur quatre de ces hommes tombés sont des Russes. Et combien de blessés ? Trente, quarante mille ? Jamais bataille n'a coûté aussi cher.
Il ne fera pas donner l'assaut aux derniers retranchements russes.
- L'affaire est finie, murmure-t-il.
La nuit tombe. Il regarde les masses russes s'éloigner en bon ordre. Malgré les boulets qui tombent, elles reforment leurs rangs.
Qu'on intensifie le feu, commande-t-il.
- Ils en veulent encore ? Qu'on leur en donne !
Il a gagné la bataille. Il est sur les bords de la Moskova, sur la route qui conduit par Mojaïsk à Moscou. Mais il n'a pas détruit l'armée russe, et la bataille de la Moskova ressemble davantage à Eylau qu'à Friedland.
Cimetière de dizaines de milliers d'hommes !
Il rentre lentement à son bivouac.
Les cris, les hurlements des blessés montent de toutes parts. Les silhouettes courbées des détrousseurs vont et viennent comme des charognards. Bientôt, les cadavres seront nus.
Comment dormir ?
Il faut poursuivre Koutousov, entrer dans Moscou. Et là, enfin, ce gage pris, obtenir la paix .
Maintenant il faut écrire, pour que l'on sache que la victoire est mienne .
« Ma bonne amie,
« Je t'écris sur le champ de bataille de Borodino. J'ai battu hier les Russes, toute leur armée forte de cent vingt mille hommes y était. La bataille a été chaude : à deux heures la victoire était à nous. Je leur ai fait plusieurs milliers de prisonniers et pris soixante pièces de canon. Leur perte se peut évaluer à trente mille hommes. J'ai eu bien des tués et des blessés... Je n'ai de ma personne pas du tout été exposé. Ma santé est bonne, le temps un peu frais. Adieu, ma bonne amie, tout à toi
« Ton Nap. »
Il relit. Il sait ce que sont la Cour et l'entourage. On murmure, on tente de surprendre une émotion de l'Impératrice. Puis le mal se répand. Il ne doit écrire que ce qu'il faut qu'on sache, qu'on croie. Et qui sait, d'ailleurs, si l'une de ces lettres ne sera pas prise par un parti de cosaques, et transmise ensuite à Pétersbourg et à Londres ?
Il doit aussi penser à cela. La guerre, les victoires sont affaires d'opinion. Koutousov peut écrire à son empereur qu'il a remporté la bataille. Le général Bennigsen n'a-t-il pas fait cela après Eylau ? Et le poison s'est diffusé en Europe.
Il faut par avance combattre ce mensonge qui détruirait les effets de la bataille.
Il dicte une lettre pour l'empereur d'Autriche.
« Monsieur mon Frère et très cher Beau-Père, je m'empresse d'annoncer à Votre Majesté impériale l'heureuse issue de la bataille de la Moskova, qui a eu lieu le 7 septembre au village de Borodino. Sachant l'intérêt personnel que Votre Majesté veut bien me porter, j'ai cru devoir lui annoncer moi-même ce mémorable événement et le bon état de ma santé. J'évalue la perte de l'ennemi à quarante ou cinquante mille hommes ; il avait de cent vingt mille à cent trente mille hommes en bataille. J'ai perdu huit à dix mille tués ou blessés. J'ai pris soixante pièces de canon et fait un grand nombre de prisonniers. »
Il s'arrête de dicter. Il y a si peu de prisonniers au contraire ! Les Russes se sont fait tuer plutôt que de se rendre. Sur la route de Mojaïsk, les aides de camp de Murat, qui est à l'avant-garde, rapportent qu'on ne rejoint que quelques traînards, que l'ennemi n'a pas abandonné une seule charrette, et que dans Mojaïsk l'infanterie et la cavalerie russes continuent de résister.
Mais on ne peut dire cela.
Il sort de sa tente. Il va parcourir le champ de bataille. Il dit aux officiers qui l'entourent :
- La bataille de la Moskova est l'action de guerre la plus glorieuse, la plus difficile et la plus honorable pour les Gaulois, dont l'histoire ancienne et moderne fasse mention.
Il ne ment pas. Il a vu les fantassins charger, baïonnettes croisées, sans tirer un coup de feu sous la mitraille. On dit que Bagration a crié en les apercevant et avant de mourir : « Bravo, bravo ! »
Il monte à cheval, il ajoute :
- L'armée russe d'Austerlitz n'aurait pas perdu la bataille de la Moskova.
Mais ces cadavres russes qu'il aperçoit entassés les uns sur les autres, dans les ravins, autour des redoutes, sur le plateau, sont ceux d'hommes qui se sont battus avec acharnement. Bien battus.
Il passe lentement parmi les troupes qui bivouaquent sur le champ de bataille et retournent la terre pour enterrer les morts.
On l'acclame. Il descend de cheval. Il faut qu'il parle à ces hommes-là.
- Intrépides héros, c'est à vous que la gloire est due ! lance-t-il.
Il s'approche d'un groupe d'hommes, les questionne.
- Où est votre régiment ?
- Il est là, répond un vieil officier.
- Je vous demande où est votre régiment. Il faut le rejoindre, répète Napoléon.
Tout à coup, il comprend. Ces quelques dizaines d'hommes sont tout ce qui reste d'un régiment. Les centaines de manquants sont ces corps couchés dans les fossés, sur les remparts de leur redoute.
Il ressent tout à coup une douleur au flanc. Il tousse. Sa voix s'affaiblit puis se voile.
- La paix est à Moscou, dit-il en forçant sa voix. Quand les grands seigneurs russes nous verront maîtres de leur capitale, ils y regarderont à deux fois. Si je donnais la liberté aux paysans, c'en serait fait de toutes ces grandes fortunes. La bataille ouvrira les yeux à mon frère Alexandre, et la prise de Moscou à son Sénat.
Sa voix s'éteint. Il ne peut plus se faire entendre.
D'un geste, il indique qu'il faut prendre la route de Mojaïsk vers Moscou.
Le froid commence à être vif, la nuit humide. Il se sent fébrile, mais il faut atteindre Mojaïsk.
La maison où il pénètre sur la place de la petite ville désertée par ses habitants, mais qui n'a pas été brûlée, est ouverte au vent, portes arrachées. Les fourriers ont bourré les poêles.
Il fait chaud. Il s'essaie à dicter. En vain. Pas un son ne sort de sa gorge.
Il s'assied, donne un violent coup de poing sur la table. On lui apporte des feuilles et de l'encre, et il commence à écrire, déchirant les pages en petits carrés de papier sur lesquels il trace quelques lignes si vite que Berthier, Méneval, les aides de camp s'efforcent de les déchiffrer.
Mais il frappe à nouveau sur la table. Il a déjà écrit plusieurs billets. Croit-on qu'il va cesser d'agir parce qu'il ne peut plus parler ? Va-t-il soumettre son destin à une extinction de voix ? Tant qu'il sera vivant, il essaiera de mettre sa marque à l'Histoire.
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