Frissonnante, demi-nue dans le satin qui caressait son sein et sa taille, sa jambe fine et nerveuse cambrée dans les plis de sa robe courte, elle montait hardiment les degrés, sa lumière à la main.
Familiarisée avec la solitude, sûre de n’avoir plus à redouter le regard même d’un valet, elle bondissait de chambre en chambre, laissant flotter au gré du vent qui sifflait sous les portes son fin peignoir de batiste relevé dix fois en dix minutes sur son genou charmant.
Et quand pour ouvrir une armoire elle élevait le bras, quand la robe s’écartant laissait voir la blanche rotondité de l’épaule jusqu’à la naissance du bras, que dorait un rutilant reflet de lumière familier aux pinceaux de Rubens, alors les esprits invisibles, cachés sous les tentures, abrités derrière les panneaux peints, devaient se réjouir d’avoir en leur possession cette charmante hôtesse qui croyait les posséder.
Une fois, après toutes ses courses, épuisée, haletante, sa bougie aux trois quarts consumée, elle rentra dans la chambre à coucher, tendue de satin bleu brodé de larges fleurs toutes chimériques.
Elle avait tout vu, tout compté, tout caressé du regard et du toucher; il ne lui restait plus à admirer qu’elle-même.
Elle posa la bougie sur un guéridon de Sèvres à galerie d’or; et, tout à coup, ses yeux s’arrêtèrent sur un Endymion de marbre, délicate et voluptueuse figure de Bouchardon, qui se renversait ivre d’amour sur un socle de porphyre rouge-brun.
Jeanne alla fermer la porte et les portières de sa chambre, tira les rideaux épais, revint en face de la statue, et dévora des regards ce bel amant de Phœbé qui lui donnait le dernier baiser en remontant vers le ciel.
Le feu rouge, réduit en braise, échauffait cette chambre, où tout vivait, excepté le plaisir.
Jeanne sentit ses pieds s’enfoncer doucement dans la haute laine si moelleuse du tapis; ses jambes vacillaient et pliaient sous elle, une langueur qui n’était pas la fatigue, ou le sommeil, pressait son sein et ses paupières avec la délicatesse d’un toucher d’amant, tandis qu’un feu qui n’était pas la chaleur de l’âtre montait de ses pieds à son corps et, en montant, tordait dans ses veines toute l’électricité vivante qui, chez la bête, s’appelle le plaisir, chez l’homme, l’amour.
En ce moment de sensations étranges, Jeanne s’aperçut elle-même dans un trumeau placé derrière l’Endymion. Sa robe avait glissé de ses épaules sur le tapis. La batiste si fine avait, entraînée par le satin plus lourd, descendu jusqu’à la moitié des bras blancs et arrondis.
Deux yeux noirs, doux de mollesse, brillants de désir, les deux yeux de Jeanne frappèrent Jeanne au plus profond du cœur; elle se trouva belle, elle se sentit jeune et ardente; elle s’avoua que dans tout ce qui l’entourait, rien, pas même Phœbé, n’était aussi digne d’être aimé. Elle s’approcha du marbre pour voir si l’Endymion s’animait, et si pour la mortelle il dédaignerait la déesse.
Ce transport l’enivra; elle pencha la tête sur son épaule avec des frémissements inconnus, appuya ses lèvres sur sa chair palpitante, et comme elle n’avait pas cessé de plonger son regard, à elle, dans les yeux qui l’appelaient dans la glace, tout à coup ses yeux s’alanguirent, sa tête roula sur sa poitrine avec un soupir et Jeanne alla tomber endormie, inanimée, sur le lit, dont les rideaux s’inclinèrent au-dessus d’elle.
La bougie lança un dernier jet de flamme du sein d’une nappe de cire liquide, puis exhala son dernier parfum avec sa dernière clarté.
Chapitre 26
L’académie de M. de Beausire
Beausire avait pris à la lettre le conseil du domino bleu; il s’était rendu à ce qu’on appelait son académie.
Le digne ami d’Oliva, affriandé par le chiffre énorme de deux millions, redoutait bien plus encore la sorte d’exclusion que ses collègues avaient faite de lui dans la soirée en ne lui donnant pas communication d’un plan aussi avantageux.
Il savait qu’entre gens d’académie on ne se pique pas toujours de scrupules, et c’était pour lui une raison de se hâter, les absents ayant toujours tort quand ils sont absents par hasard, et bien plus tort encore lorsqu’on profite de leur absence.
Beausire s’était fait, parmi les associés de l’académie, une réputation d’homme terrible. Cela n’était pas étonnant ni difficile. Beausire avait été exempt; il avait porté l’uniforme; il savait mettre une main sur la hanche, l’autre sur la garde de l’épée. Il avait l’habitude, au moindre mot, d’enfoncer son chapeau sur ses yeux: toutes façons qui, pour des gens médiocrement braves, paraissaient assez effrayantes, surtout si ces gens ont à redouter l’éclat d’un duel et les curiosités de la justice.
Beausire comptait donc se venger du dédain qu’on avait professé pour lui, en faisant quelque peur aux confrères du tripot de la rue du Pot-de-Fer.
De la porte Saint-Martin à l’église Saint-Sulpice, il y a loin; mais Beausire était riche; il se jeta dans un fiacre et promit cinquante sols au cocher, c’est-à-dire une gratification d’une livre; la course nocturne valant d’après le tarif de cette époque ce qu’elle vaut aujourd’hui pendant le jour.
Les chevaux partirent rapidement. Beausire se donna un petit air furibond et, à défaut du chapeau qu’il n’avait pas, puisqu’il portait un domino, à défaut de l’épée, il se composa une mine assez hargneuse pour donner de l’inquiétude à tout passant attardé.
Son entrée dans l’académie produisit une certaine sensation.
Il y avait là, dans le premier salon, un beau salon tout gris avec un lustre et force tables de jeu, il y avait, disons-nous, une vingtaine de joueurs qui buvaient de la bière et du sirop, en souriant du bout des dents à sept ou huit femmes affreusement fardées qui regardaient les cartes.
On jouait le pharaon à la principale table; les enjeux étaient maigres, l’animation en proportion des enjeux.
À l’arrivée du domino, qui froissait son coqueluchon en se cambrant dans les plis de la robe, quelques femmes se mirent à ricaner, moitié raillerie, moitié agacerie. M. Beausire était un bellâtre, et les dames ne le maltraitaient pas.
Cependant il s’avança comme s’il n’avait rien entendu, rien vu, et une fois près de la table, il attendit en silence une réplique à sa mauvaise humeur.
Un des joueurs, espèce de vieux financier équivoque dont la figure ne manquait pas de bonhomie, fut la première voix qui décida Beausire.
– Corbleu! chevalier, dit ce brave homme, vous arrivez du bal avec une figure renversée.
– C’est vrai, dirent les dames.
– Eh! cher chevalier, demanda un autre joueur, le domino vous blesse-t-il à la tête?
– Ce n’est pas le domino qui me blesse, répondit Beausire avec dureté.
– Là, là, fit le banquier qui venait de racler une douzaine de louis, M. le chevalier de Beausire nous a fait une infidélité: ne voyez-vous pas qu’il a été au bal de l’Opéra, qu’aux environs de l’Opéra il a trouvé quelque bonne mise à faire, et qu’il a perdu?
Chacun rit ou s’apitoya, suivant son caractère; les femmes eurent compassion.
– Il n’est pas vrai de dire que j’aie fait des infidélités à mes amis, répliqua Beausire; j’en suis incapable des infidélités, moi! C’est bon pour certaines gens de ma connaissance de faire des infidélités à leurs amis.
Et, pour donner plus de poids à sa parole, il eut recours au geste, c’est-à-dire qu’il voulut enfoncer son chapeau sur sa tête. Malheureusement, il n’aplatit qu’un morceau de soie qui lui donna une largeur ridicule, ce qui fit qu’au lieu d’un effet sérieux, il ne produisit qu’un effet comique.
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