– Voulez-vous que nous quittions le bal, comtesse? dit M. de Rohan d’une voix affaiblie.
– Comme il vous plaira, monseigneur, répondit tranquillement Jeanne.
– Je n’y vois pas grand intérêt, n’est-ce pas?
– Oh! non, je n’y en vois plus.
Et ils se frayèrent péniblement un chemin à travers les causeurs. Le cardinal, qui était de haute taille, regardait partout s’il retrouvait la vision disparue.
Mais, dès lors, dominos bleus, rouges, jaunes, verts et gris tourbillonnèrent à ses yeux dans la vapeur lumineuse, en confondant leurs nuances comme les couleurs du prisme. Tout fut bleu de loin pour le pauvre seigneur; rien ne le fut de près.
Il regagna dans cet état le carrosse qui l’attendait, lui et sa compagne.
Ce carrosse roulait depuis cinq minutes, que le prélat n’avait pas encore adressé la parole à Jeanne.
Madame de La Motte, qui ne s’oubliait pas, elle, tira le prélat de la rêverie.
– Où me conduit cette voiture? dit-elle.
– Comtesse, s’écria le cardinal, ne craignez rien: vous êtes partie de votre maison, eh bien! le carrosse vous y ramène.
– Ma maison!… du faubourg?
– Oui, comtesse… Une bien petite maison pour contenir tant de charmes.
En disant ces mots, le prince saisit une des mains de Jeanne et l’échauffa d’un baiser galant.
Le carrosse s’arrêta devant la petite maison où tant de charmes allaient essayer de tenir.
Jeanne sauta légèrement en bas de la voiture; le cardinal se préparait à l’imiter.
– Ce n’est pas la peine, monseigneur, lui dit tout bas ce démon femelle.
– Comment, comtesse, ce n’est pas la peine de passer quelques heures avec vous?
– Et dormir, monseigneur? dit Jeanne.
– Je crois bien que vous trouverez plusieurs chambres à coucher chez vous, comtesse.
– Pour moi, oui; mais pour vous…
– Pour moi, non?
– Pas encore, dit-elle d’un air si gracieux et si provocant que le refus valait une promesse.
– Adieu donc, répliqua le cardinal, si vivement piqué au jeu qu’il oublia un moment toute la scène du bal.
– Au revoir, monseigneur.
– Au fait, je l’aime mieux ainsi, dit-il en partant.
Jeanne entra seule dans sa maison nouvelle.
Six laquais, dont le sommeil avait été interrompu par le marteau du coureur, s’alignèrent dans le vestibule.
Jeanne les regarda tous avec cet air de supériorité calme que la fortune ne donne pas à tous les riches.
– Et les femmes de chambre? dit-elle.
L’un des valets s’avança respectueusement.
– Deux femmes attendent madame dans la chambre, dit-il.
– Appelez-les.
Le valet obéit. Deux femmes entrèrent quelques minutes après.
– Où couchez-vous d’ordinaire? leur demanda Jeanne.
– Mais… nous n’avons pas encore d’habitude, répliqua la plus âgée; nous coucherons où il plaira à madame.
– Les clefs des appartements?
– Les voici, madame.
– Bien, pour cette nuit, vous coucherez hors de la maison.
Les femmes regardèrent leur maîtresse avec surprise.
– Vous avez un gîte dehors?
– Sans doute, madame, mais il est un peu tard; toutefois, si madame veut être seule…
– Ces messieurs vous accompagneront, ajouta la comtesse en congédiant les six valets, plus satisfaits encore que les femmes de chambre.
– Et… quand reviendrons-nous? dit l’un d’eux avec timidité.
– Demain à midi.
Les six valets et les deux femmes se regardèrent un instant; puis, tenus en échec par l’œil impérieux de Jeanne, ils se dirigèrent vers la porte.
Jeanne les reconduisit, les mit dehors, et avant de fermer la porte:
– Reste-t-il encore quelqu’un dans la maison? dit-elle.
– Mon Dieu! non, madame, il ne restera personne. C’est impossible que madame demeure ainsi abandonnée; au moins faut-il qu’une femme veille dans les communs, dans les offices, n’importe où, mais qu’elle veille.
– Je n’ai besoin de personne.
– Il peut survenir le feu, madame peut se trouver mal.
– Bonne nuit, allez tous.
Elle tira sa bourse:
– Et voilà pour que vous étrenniez mon service, dit-elle.
Un murmure joyeux, un remerciement de valets de bonne compagnie, fut la seule réponse, le dernier mot des valets. Tous disparurent en saluant jusqu’à terre.
Jeanne les écouta de l’autre côté de la porte: ils se répétaient l’un à l’autre que le sort venait de leur donner une fantasque maîtresse.
Lorsque le bruit des voix et le bruit des pas se furent amortis dans le lointain, Jeanne poussa les verrous et dit d’un air triomphant:
– Seule! je suis seule ici chez moi!
Elle alluma un flambeau à trois branches aux bougies qui brûlaient dans le vestibule, et ferma également les verrous de la porte massive de cette antichambre.
Alors commença une scène muette et singulière qui eût bien vivement intéressé l’un de ces spectateurs nocturnes que les fictions du poète ont fait planer au-dessus des villes et des palais.
Jeanne visitait ses états; elle admirait, pièce à pièce, toute cette maison dont le moindre détail acquérait à ses yeux une immense valeur depuis que l’égoïsme du propriétaire avait remplacé la curiosité du passant.
Le rez-de-chaussée, tout calfeutré, tout boisé, renfermait la salle de bains, les offices, les salles à manger, trois salons et deux cabinets de réception.
Le mobilier de ces vastes chambres n’était pas riche comme celui de la Guimard, ou coquet comme celui des amies de M. de Soubise, mais il sentait son luxe de grand seigneur; il n’était pas neuf. La maison eût moins plu à Jeanne si elle eût été meublée de la veille exprès pour elle.
Toutes ces richesses antiques, dédaignées par les dames à la mode, ces merveilleux meubles d’ébène sculpté, ces lustres à girandoles de cristal, dont les branchages dorés lançaient du sein des bougies roses des lis brillants; ces horloges gothiques, chefs-d’œuvre de ciselure et d’émail; ces paravents brodés de figures chinoises, ces énormes potiches du Japon, gonflées de fleurs rares; ces dessus de porte en grisaille ou en couleurs de Boucher ou de Watteau, jetaient la nouvelle propriétaire dans d’indicibles extases.
Ici, sur une cheminée, deux tritons dorés soulevaient des gerbes de corail, aux branches desquelles s’accrochaient comme des fruits toutes les fantaisies de la joaillerie de l’époque. Plus loin, sur une console de bois doré à dessus de marbre blanc, un énorme éléphant de céladon, aux oreilles chargées de pendeloques de saphir, supportait une tour pleine de parfums et de flacons.
Des livres de femme dorés et enluminés brillaient sur des étagères de bois de rose à coins d’arabesques d’or.
Un meuble tout entier de fines tapisseries des Gobelins, chef-d’œuvre de patience qui avait coûté cent mille livres à la manufacture même, remplissait un petit salon gris et or, dont chaque panneau était une toile oblongue peinte par Vernet ou par Greuze. Le cabinet de travail était rempli des meilleurs portraits de Chardin, des plus fines terres cuites de Clodion.
Tout témoignait, non pas de l’empressement qu’un riche parvenu met à satisfaire sa fantaisie ou celle de sa maîtresse, mais du long, du patient travail de ces riches séculaires qui entassent sur les trésors de leurs pères des trésors pour leurs enfants.
Jeanne examina d’abord l’ensemble, elle dénombra les pièces; puis elle se rendit compte des détails.
Et comme son domino la gênait, et comme son corps de baleine la serrait, elle entra dans sa chambre à coucher, se déshabilla rapidement et revêtit un peignoir de soie ouatée, charmant habit que nos mères, peu scrupuleuses quand il s’agissait de nommer les choses utiles, avaient désigné par une appellation que nous ne pouvons plus écrire.
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