– On y touche! s’écria Philippe rougissant à la fois de colère et de mépris, accompagnant ces paroles d’un geste si superbe, que nulle femme n’eût pu le voir sans l’aimer, nulle reine sans l’adorer.
– Tu n’en crois rien, non; eh bien! demande, reprit le petit vieillard avec un accent bas et presque farouche, tant il mit de cynisme dans son sourire, demande à M. de Coigny, demande à M. de Lauzun, demande à M. de Vaudreuil.
– Silence! silence, mon père, s’écria Philippe d’une voix sourde, ou pour ces trois blasphèmes, ne pouvant vous frapper trois fois de mon épée, c’est moi, je vous le jure, qui me frapperai moi-même, et sans pitié, et sur l’heure.
Taverney fit un pas à reculons, tourna sur lui-même comme eût fait Richelieu à trente ans, et secouant son manchon:
– Oh! en vérité, l’animal est stupide, dit-il; le cheval est un âne, l’aigle une oie, le coq un chapon. Bonsoir, tu m’as réjoui; je me croyais l’ancêtre, le Cassandre, et voilà que je suis Valère, que je suis Adonis, que je suis Apollon; bonsoir.
Et il pirouetta encore une fois sur ses talons.
Philippe était devenu sombre; il arrêta le vieillard au demi-tour.
– Vous n’avez point parlé sérieusement, n’est-ce pas, mon père? dit-il, car il est impossible qu’un gentilhomme d’aussi bonne race que vous ait contribué à accréditer de telles calomnies, semées par les ennemis, non seulement de la femme, non seulement de la reine, mais encore de la royauté.
– Il en doute encore, la double brute! s’écria Taverney.
– Vous m’avez parlé comme vous parleriez devant Dieu?
– En vérité.
– Devant Dieu de qui vous vous rapprochez chaque jour?
Le jeune homme avait repris la conversation si dédaigneusement interrompue par lui; c’était un succès pour le baron, il se rapprocha.
– Mais, dit-il, il me semble que je suis quelque peu gentilhomme, monsieur mon fils, et que je ne mens pas… toujours.
Ce toujours était quelque peu risible, et cependant Philippe ne rit pas.
– Ainsi, dit-il, monsieur, c’est votre opinion que la reine a eu des amants?
– Belle nouvelle!
– Ceux que vous avez cités?
– Et d’autres… que sais-je? Interroge la ville et la cour. Il faut revenir d’Amérique pour ignorer ce qu’on dit.
– Et qui dit cela, monsieur, de vils pamphlétaires?
– Oh! oh! est-ce que vous me prenez pour un gazetier, par hasard?
– Non, et c’est là le malheur, c’est que des hommes comme vous répètent de pareilles infamies, qui se dissoudraient comme les vapeurs malfaisantes qui obscurcissent parfois le plus beau soleil. C’est vous, et les gens de race, qui donnez en les répétant à ces propos une terrible consistance. Oh! monsieur, par religion, ne répétez plus de pareilles choses!
– Je les répète cependant.
– Et pourquoi les répétez-vous? s’écria le jeune homme en frappant du pied.
– Eh! dit le vieillard en se cramponnant au bras de son fils et en le regardant avec son sourire de démon, pour te prouver que je n’avais pas tort de te dire: «Philippe, la reine se retourne; Philippe, la reine cherche; Philippe, la reine désire; Philippe, cours, cours, la reine attend!»
– Oh! s’écria le jeune homme en cachant sa tête dans ses mains, au nom du Ciel! taisez-vous, mon père, vous me rendriez fou.
– En vérité, Philippe, je ne te comprends pas, répondit le vieillard; est-ce un crime d’aimer? Cela prouve qu’on a du cœur, et dans les yeux de cette femme, dans sa voix, dans sa démarche, ne sent-on pas son cœur? Elle aime, elle aime, te dis-je; mais tu es un philosophe, un puritain, un quaker, un homme d’Amérique, tu n’aimes pas, toi; laisse-la donc regarder, laisse-la se retourner, laisse-la attendre, insulte-la, méprise-la, repousse-la, Philippe, c’est-à-dire Joseph de Taverney .
Et, sur ces mots accentués avec une ironie sauvage, le petit vieillard, voyant l’effet qu’il avait produit, se sauva comme le tentateur après avoir donné le premier conseil du crime.
Philippe demeura seul, le cœur gonflé, le cerveau bouillonnant; il ne songea même pas que depuis une demi-heure il était resté cloué à la même place; que la reine avait fini son tour de promenade, qu’elle revenait, qu’elle le regardait, et que, du milieu de son cortège, elle cria en passant:
– Vous devez être bien reposé, monsieur de Taverney, venez donc, il n’est tel que vous pour promener royalement une reine. Rangez-vous, messieurs.
Philippe courut à elle, aveugle, étourdi, ivre.
En posant sa main sur le dossier du traîneau, il se sentit brûler; la reine était nonchalamment renversée en arrière, ses doigts avaient effleuré les cheveux de Marie-Antoinette.
Chapitre 11
Le « Suffren »
Contre toutes les habitudes de la cour, le secret avait été fidèlement gardé à Louis XVI et au comte d’Artois.
Nul ne sut à quelle heure et comment devait arriver M. de Suffren.
Le roi avait indiqué son jeu pour le soir.
À sept heures, il entra avec les princes et les princesses de sa famille.
La reine arriva tenant Madame Royale, qui n’avait que sept ans encore, par la main.
L’assemblée était nombreuse et brillante.
Pendant les préliminaires de la réunion, au moment où chacun prenait place, le comte d’Artois s’approcha tout doucement de la reine et lui dit:
– Ma sœur, regardez bien autour de vous.
– Eh bien! dit-elle, je regarde.
– Que voyez-vous?
La reine promena ses yeux dans le cercle, fouilla les épaisseurs, sonda les vides, et apercevant partout des amis, partout des serviteurs, parmi lesquels Andrée et son frère:
– Mais, dit-elle, je vois des visages fort agréables, des visages amis surtout.
– Ne regardez pas qui nous avons, ma sœur, regardez qui nous manque.
– Ah! c’est ma foi vrai! s’écria-t-elle.
Le comte d’Artois se mit à rire.
– Encore absent, reprit la reine. Ah çà! le ferai-je toujours fuir ainsi?
– Non, dit le comte d’Artois; seulement la plaisanterie se prolonge, Monsieur est allé attendre le bailli de Suffren à la barrière.
– Mais, en ce cas, je ne vois pas pourquoi vous riez, mon frère.
– Vous ne voyez pas pourquoi je ris?
– Sans doute, si Monsieur a été attendre le bailli de Suffren à la barrière, il a été plus fin que nous, voilà tout, puisque le premier il le verra et, par conséquent, le complimentera avant tout le monde.
– Allons donc, chère sœur, répliqua le jeune prince en riant, vous avez une bien petite idée de notre diplomatie: Monsieur est allé attendre le bailli à la barrière de Fontainebleau, c’est vrai, mais nous avons, nous, quelqu’un qui l’attend au relais de Villejuif.
– En vérité?
– En sorte, continua le comte d’Artois, que Monsieur se morfondra seul à sa barrière, tandis que, sur un ordre du roi, M. de Suffren, tournant Paris, arrivera directement à Versailles, où nous l’attendons.
– C’est merveilleusement imaginé.
– Mais pas mal, et je suis assez content de moi. Faites votre jeu, ma sœur.
Il y avait en ce moment dans la salle du jeu cent personnes au moins de la plus haute qualité: M. de Condé, M. de Penthièvre, M. de La Trémouille, les princesses.
Le roi s’aperçut que M. le comte d’Artois faisait rire la reine, et pour se mettre un peu dans leur complot, il leur envoya un coup d’œil des plus significatifs.
La nouvelle de l’arrivée du commandeur de Suffren ne s’était point répandue, comme nous l’avons dit, et cependant on n’avait pu étouffer comme un présage qui planait au-dessus des esprits.
On sentait quelque chose de caché qui allait apparaître, quelque chose de nouveau qui allait éclore; c’était un intérêt inconnu qui se répandait par tout ce monde, où le moindre événement prend de l’importance dès que le maître a froncé le sourcil pour désapprouver ou plissé la bouche pour sourire.
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