Quoi qu'il en soit, tels étaient le caractère et la position de Carrat, lorsque, ayant fait depuis quelque temps connaissance avec lui, le général Bonaparte étant de retour de son expédition d'Égypte, il me dit que M. Eugène de Beauharnais s'était adressé à lui pour un valet de chambre de confiance, le sien ayant été retenu au Caire par une maladie assez grave au moment du départ. Il s'appelait Lefebvre, et était un vieux serviteur tout dévoué à son maître, comme durent l'être toutes les personnes qui ont connu le prince Eugène; car je ne crois pas qu'il ait jamais existé un homme meilleur, plus poli, plus rempli d'égards et même d'attentions pour les personnes qui lui ont été attachées. Carrat m'ayant donc dit que M. Eugène de Beauharnais désirait un jeune homme pour remplacer Lefebvre, et m'ayant proposé de prendre sa place, j'eus le bonheur de lui être présenté et de lui convenir. Il voulut même bien me dire, dès le premier jour, que ma physionomie lui plaisait beaucoup, et qu'il voulait que j'entrasse chez lui sur-le-champ. De mon côté, j'étais enchanté de cette condition, qui, je ne sais pourquoi, se présentait à mon imagination sous les plus riantes couleurs. J'allai sans perdre de temps chercher mon modeste bagage, et me voilà valet de chambre, par intérim , de M. de Beauharnais, ne pensant point que je serais un jour admis au service particulier du général Bonaparte, et encore moins que je deviendrais le premier valet de chambre d' un empereur .
Le prince Eugène apprenti menuisier.—Bonaparte et l'épée du marquis de Beauharnais.—Première entrevue de Napoléon et de Joséphine.—Extérieur et qualités d'Eugène.—Franchise.—Bonté.—Goût pour le plaisir.—Déjeuners de jeunes officiers et d'artistes.—Les mystifications et les mystifiés.—Thiémet et Dugazon.—Les bègues et l'immersion à la glace.—Le vieux valet de chambre rétabli dans ses droits.—Constant passe au service de madame Bonaparte.—Agrémens de sa nouvelle situation.—Souvenirs du 18 brumaire.—Déjeuners politiques.—Les directeurs en charge .—Barras à la grecque.—L'abbé Sieys à cheval.—Le rendez-vous.—Erreur de Murat.—Le président Gohier, le général Jubé et la grande manœuvre.—Le général Marmont et les chevaux de manège.—La Malmaison.—Salon de Joséphine.—M. de Talleyrand.—La famille du général Bonaparte.—M. Volney.—M. Denon.—M. Lemercier.—M. de Laigle.—Le général Bournonville.—Excursion à cheval.—Chute d'Hortense.—Bon ménage.—La partie de barres.—Bonaparte mauvais coureur.—Revenu net de la Malmaison.—Embellissemens.—Théâtre et acteurs de société: MM. Eugène, Jérôme, Bonaparte, Lauriston, etc.; mademoiselle Hortense, madame Murat, les deux demoiselles Auguié.—Napoléon simple spectateur.
C'était le 16 octobre 1799 qu'Eugène de Beauharnais était arrivé à Paris, de retour de l'expédition d'Égypte, et ce fut presque immédiatement après son arrivée que j'eus le bonheur d'être placé auprès de lui M. Eugène avait alors vingt-un ans, et je ne tardai pas à apprendre quelques particularités que je crois peu connues sur sa vie antérieure, au mariage de sa mère avec le général Bonaparte. On sait quelle fut la mort de son père, l'une des victimes de la révolution. Lorsque le marquis de Beauharnais eut péri sur l'échafaud, sa veuve, dont les biens avaient été confisqués, se trouvant réduite à un état voisin de la misère, craignant que son fils, quoique bien jeune encore, ne fût aussi poursuivi à cause de sa noblesse, le plaça chez un menuisier, rue de l'Echelle. Une dame de ma connaissance, qui demeurait dans cette rue, l'a souvent vu passer portant une planche sur son épaule. Il y avait loin de là au commandement du régiment des guides consulaires, et surtout à la vice-royauté d'Italie. J'appris, en l'entendant raconter à Eugène lui-même, par quelle singulière circonstance il avait été la cause de la première entrevue de sa mère avec son beau-père.
Eugène n'étant alors âgé que de quatorze ou quinze ans, ayant été informé que le général Bonaparte était devenu possesseur de l'épée du marquis de Beauharnais, hasarda auprès de lui une démarche qui obtint un plein succès. Le général l'accueillit avec obligeance, et Eugène lui dit qu'il venait lui demander de vouloir bien lui rendre l'épée de son père. Sa figure, son air, sa démarche franche, tout plut en lui à Bonaparte, qui sur-le-champ lui rendit l'épée qu'il demandait. À peine cette épée fut-elle entre ses mains qu'il la couvrit de baisers et de larmes, et cela d'un air si naturel que Bonaparte en fut enchanté. Madame de Beauharnais, ayant su l'accueil que le général avait fait à son fils, crut devoir lui faire une visite de remercîmens. Joséphine ayant plu beaucoup à Bonaparte dès cette première entrevue, celui-ci lui rendit sa visite. Ils se revirent souvent, et l'on sait qu'elle fut, d'événemens en événemens, la première impératrice des Français; et je puis assurer, d'après les preuves nombreuses que j'en ai eues par la suite, que Bonaparte n'a jamais cessé d'aimer Eugène autant qu'il aurait pu aimer son propre fils.
Les qualités d'Eugène étaient à la fois aimables et solides. Il n'avait pas de beaux traits, mais cependant sa physionomie prévenait en sa faveur. Il avait la taille bien prise, mais non point une tournure distinguée, à cause de l'habitude qu'il avait de se dandiner en marchant. Il avait environ cinq pieds trois à quatre pouces. Il était bon, gai, aimable, plein d'esprit, vif, généreux; et l'on peut dire que sa physionomie franche et ouverte était bien le miroir de son âme. Combien de services n'a-t-il pas rendus pendant le cours de sa vie et à l'époque même où il devait pour cela s'imposer des privations!
On verra bientôt comment il se fit que je ne passai qu'un mois auprès d'Eugène mais pendant ce court espace de temps je me rappelle que, tout en remplissant scrupuleusement ses devoirs auprès de sa mère et de son beau-père, il était fort adonné aux plaisirs, si naturels à son âge et dans sa position. Une des choses qui lui plaisait le plus était de donner des déjeuners à ses amis; aussi en donnait-il fort souvent; ce qui, pour ma part, m'amusait beaucoup, à cause des scènes comiques dont je me trouvais témoin. Outre les jeunes militaires de l'état-major de Bonaparte, ses convives les plus assidus, il avait encore pour convives habituels le ventriloque Thiémet, Dugazon, Dazincourt et Michau du théâtre Français, et quelques autres personnes dont le nom m'échappe en ce moment. Comme on peut le croire, ces réunions étaient extrêmement gaies; les jeunes officiers surtout qui revenaient, comme Eugène, de l'expédition d'Égypte, ne cherchaient qu'à se dédommager des privations récentes qu'ils avaient eues à souffrir. À cette époque, les mystificateurs étaient à la mode à Paris; on en faisait venir dans les réunions, et Thiémet tenait parmi ceux-ci un rang fort distingué. Je me rappelle qu'un jour, à un déjeuner d'Eugène, Thiémet appela par leurs noms plusieurs présens, en imitant la voix de leurs domestiques, comme si cette voix fût venue du dehors: lui, il restait tranquille à sa place, et n'ayant l'air de remuer les lèvres que pour boire et manger, deux fonctions qu'il remplissait très-bien. Chacun des officiers, appelé de la sorte, descendait, et ne trouvait personne; et alors Thiémet, affectant une feinte obligeance, descendait avec eux, sous le prétexte de les aider à chercher, et prolongeait leur embarras en continuant à leur faire entendre une voix connue. La plupart rirent eux-mêmes de bon cœur d'une plaisanterie dont ils venaient d'être victimes; mais il s'en trouva un qui, ayant l'esprit moins bien fait que celui de ses camarades, prit la chose au sérieux, et voulut se fâcher, quand Eugène avoua qu'il était le chef du complot.
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