Elle était assez grande, cette salle, haute de plafond avec de larges fenêtres ; elle était divisée en deux enceintes ; l’une réservée au tribunal, l’autre ouverte aux curieux.
Sur une estrade élevée était assis le juge, plus bas et devant lui siégeaient trois autres gens de justice qui étaient, je le sus plus tard, un greffier, un trésorier pour les amendes, et un autre magistrat qu’on nomme en France le ministère public : devant ma tribune était un personnage en robe et en perruque, mon avocat.
Comment avais-je un avocat ? D’où me venait-il ? Qui me l’avait donné ? Était-ce Mattia et Bob ? c’étaient là des questions qu’il n’était pas l’heure d’examiner. J’avais un avocat, cela suffisait.
Dans une autre tribune j’aperçus Bob lui-même, ses deux camarades, l’aubergiste du Gros-Chêne, et des gens que je ne connaissais point, puis dans une autre qui faisait face à celle-là je reconnus le policeman qui m’avait arrêté ; plusieurs personnes étaient avec lui : je compris que ces tribunes étaient celles des témoins.
L’enceinte réservée au public était pleine ; au-dessus d’une balustrade j’aperçus Mattia, nos yeux se croisèrent, s’embrassèrent, et instantanément je sentis le courage me relever : je serais défendu, c’était à moi de ne pas m’abandonner et de me défendre moi-même ; je ne fus plus écrasé par tous les regards qui étaient dardés sur moi.
Le ministère public prit la parole, et en peu de mots, — il avait l’air très-pressé, — il exposa l’affaire : un vol avait été commis dans l’église Saint-Georges ; les voleurs, un homme et un enfant, s’étaient introduits dans l’église au moyen d’une échelle et en brisant une fenêtre ; ils avaient avec eux un chien qu’il avaient amené pour faire bonne garde et les prévenir du danger, s’il en survenait un ; un passant attardé, il était alors une heure un quart, avait été surpris de voir une faible lumière dans l’église, il avait écouté et il avait entendu des craquements ; aussitôt il avait été réveiller le bedeau ; on était revenu en nombre, mais alors le chien avait aboyé et pendant qu’on ouvrait la porte les voleurs effrayés s’étaient sauvés par la fenêtre, abandonnant leur chien, qui n’avait pas pu monter à l’échelle ; ce chien, conduit sur le champ de course par l’agent Jerry, dont on ne saurait trop louer l’intelligence et le zèle, avait reconnu son maître qui n’était autre que l’accusé présent sur ce banc ; quant au second voleur on était sur sa piste.
Après quelques considérations qui démontraient ma culpabilité, le ministère public se tut, et une voix glapissante cria : Silence !
Le juge alors, sans se tourner de mon côté, et comme s’il parlait pour lui-même, me demanda mon nom, mon âge et ma profession.
Je répondis en anglais que je m’appelais Francis Driscoll et que je demeurais chez mes parents à Londres, cour du Lion-Rouge, dans Bethnal-Green ; puis je demandai la permission de m’expliquer en français, attendu que j’avais été élevé en France et que je n’étais en Angleterre que depuis quelques mois.
— Ne croyez pas me tromper, me dit sévèrement le juge ; je sais le français.
Je fis donc mon récit en français, et j’expliquai comment il était de toute impossibilité que je fusse dans l’église à une heure, puisqu’à cette heure j’étais au champ de course et qu’à deux heures et demie j’étais à l’auberge du Gros-Chêne.
— Et où étiez-vous à une heure un quart ? demanda le juge.
— En chemin.
— C’est ce qu’il faut prouver. Vous dites que vous étiez sur la route de l’auberge du Gros-Chêne, et l’accusation soutient que vous étiez dans l’église. Parti du champ de course à une heure moins quelques minutes, vous seriez venu rejoindre votre complice sous les murs de l’église, où il vous attendait avec une échelle, et ce serait après votre vol manqué que vous auriez été à l’auberge du Gros-Chêne.
Je m’efforçai de démontrer que cela ne se pouvait pas, mais je vis que le juge n’était pas convaincu.
— Et comment expliquez-vous la présence de votre chien dans l’église ? me demanda le juge.
— Je ne l’explique pas, je ne la comprends même pas ; mon chien n’était pas avec moi, je l’avais attaché le matin sous une de nos voitures.
Il ne me convenait pas d’en dire davantage, car je ne voulais pas donner des armes contre mon père ; je regardai Mattia, il me fît signe de continuer, mais je ne continuai point.
On appela un témoin et on lui fit prêter serment sur l’Évangile, de dire la vérité sans haine et sans passion.
C’était un gros bonhomme, court, à l’air prodigieusement majestueux, malgré sa figure rouge et son nez bleuâtre ; avant de jurer il adressa une génuflexion au tribunal et il se redressa en se rengorgeant : c’était le bedeau de la paroisse Saint-Georges.
Il commença par raconter longuement combien il avait été troublé et scandalisé lorsqu’on était venu le réveiller brusquement pour lui dire qu’il y avait des voleurs dans l’église : sa première idée avait été qu’on voulait lui jouer une mauvaise farce, mais comme on ne joue pas des farces à des personnes de son caractère, il avait compris qu’il se passait quelque chose de grave ; il s’était habillé alors avec tant de hâte qu’il avait fait sauter deux boutons de son gilet ; enfin il était accouru ; il avait ouvert la porte de l’église, et il avait trouvé… qui ? ou plutôt quoi ? un chien.
Je n’avais rien à répondre à cela, mais mon avocat qui, jusqu’à ce moment, n’avait rien dit, se leva, secoua sa perruque, assura sa robe sur ses épaules et prit la parole.
— Qui a fermé la porte de l’église hier soir ? demanda-t-il.
— Moi, répondit le bedeau, comme c’était mon devoir.
— Vous en êtes sûr ?
— Quand je fais une chose, je suis sûr que je la fais.
— Et quand vous ne la faites pas ?
— Je suis sûr que je ne l’ai pas faite.
— Très-bien : alors vous pouvez jurer que vous n’avez pas enfermé le chien dont il est question dans l’église ?
— Si le chien avait été dans l’église je l’aurais vu.
— Vous avez de bons yeux ?
— J’ai des yeux comme tout le monde.
— Il y a six mois, n’êtes-vous pas entré dans un veau qui était pendu le ventre grand ouvert, devant la boutique d’un boucher.
— Je ne vois pas l’importance d’une pareille question adressée à un homme de mon caractère, s’écria le bedeau devenant bleu.
— Voulez-vous avoir l’extrême obligeance d’y répondre comme si elle était vraiment importante ?
— Il est vrai que je me suis heurté contre un animal maladroitement exposé à la devanture d’un boucher.
— Vous ne l’aviez donc pas vu ?
— J’étais préoccupé.
— Vous veniez de dîner quand vous avez fermé la porte de l’église ?
— Certainement.
— Et quand vous êtes entré dans ce veau est-ce que vous ne veniez pas de dîner ?
— Mais…
— Vous dites que vous n’aviez pas dîné ?
— Si.
— Et c’est de la petite bière ou de la bière forte que vous buvez ?
— De la bière forte.
— Combien de pintes ?
— Deux.
— Jamais plus ?
— Quelquefois trois.
— Jamais quatre ? Jamais six ?
— Cela est bien rare.
— Vous ne prenez pas de grog après votre dîner ?
— Quelquefois.
— Vous l’aimez fort ou faible ?
— Pas trop faible.
— Combien de verres en buvez-vous ?
— Cela dépend.
— Est-ce que vous êtes prêt à jurer que vous n’en prenez pas quelquefois trois et même quatre verres ?
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