Simenon, Georges - Le charretier de La Providence

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Maigret doit enquêter sur le meurtre d'une femme à l'écluse 14 de Dizy, dans la Marne. Il fait la connaissance de l'équipage du yacht « Southern Cross », dont le propriétaire, Sir Lampson, mari de la victime, et Willy, amant de celle-ci, attirent ses soupçons. Pourtant, certains détails relevés à l'autopsie du corps de Mary lancent Maigret sur la piste de la « Providence », une péniche passée à l'écluse la même nuit que le "Southern Cross".

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— Remarquez que j’ai fait mes études à Eton, comme le prince de Galles… Si nous étions du même âge, nous serions peut-être les meilleurs amis du monde… Seulement mon père est marchand de figues, à Smyrne… Et j’ai horreur de ça !… Il y a eu des histoires… La mère d’un de mes camarades d’Eton, pour tout dire, m’a un moment tiré d’embarras…

» Du moment que je ne vous dis pas son nom, n’est-ce pas ?… Une femme délicieuse… Mais son mari est devenu ministre et elle a eu peur de le compromettre…

» Après… On a dû vous parler de Monaco, puis de l’histoire de Nice… La vérité n’est peut-être pas si vilaine… Un bon conseil : ne croyez jamais ce que raconte une Américaine d’âge mûr qui passe son temps joyeusement sur la Riviera et dont le mari arrive sans prévenir de Chicago… Les bijoux volés ne sont pas toujours volés… Passons !…

» J’arrive au collier… Ou vous savez déjà, ou vous ne savez pas encore… J’aurais voulu vous en parler hier soir mais, étant donné la situation, ce n’eût peut-être pas été très correct…

» Le colonel est malgré tout un gentleman… Il aime un peu trop le whisky, soit… Mais il a des excuses…

» Il devait finir général et il était un des hommes les plus en vue, à Lima, quand, à cause d’une histoire de femme – il s’agissait de la fille d’un haut personnage indigène –, il a été mis à la retraite…

» Vous l’avez vu… Un homme magnifique, aux appétits formidables… Là-bas, il avait trente boys, des ordonnances, des secrétaires, je ne sais combien de voitures et de chevaux à sa disposition…

» Tout d’un coup, plus rien : quelque chose comme une centaine de mille francs par an…

» Est-ce que je vous ai dit qu’il avait déjà été marié deux fois avant de connaître Mary ?… Sa première femme est morte aux Indes… La seconde fois, il a divorcé en prenant tous les torts à son compte après avoir surpris sa compagne avec un boy…

» Un vrai gentleman !…

Et Willy, renversé en arrière, balançait sa jambe à une molle cadence tandis que Maigret, la pipe aux dents, restait immobile, adossé au mur.

— Voilà !… Maintenant, il passe son temps comme il peut… A Porquerolles, il habite son vieux fort, qu’on appelle le Petit Langoustier… Quand il y a fait assez d’économies, il va à Paris ou à Londres…

» Mais pensez qu’aux Indes il donnait chaque semaine des dîners de trente ou quarante couverts…

— C’est du colonel que vous vouliez me parler ? Murmura Maigret.

Willy ne sourcilla pas.

— A vrai dire, j’essaie de vous mettre dans l’atmosphère… Comme vous n’avez jamais vécu aux Indes, ni à Londres, que vous n’avez pas eu trente boys et je ne sais combien de jolies filles à votre disposition…

» Je ne cherche pas à vous vexer… Bref, je l’ai rencontré voilà deux ans…

» Vous n’avez pas connu Mary vivante… Une femme délicieuse, mais avec une cervelle d’oiseau… Un peu criarde… Si on ne s’occupait pas sans cesse d’elle, elle piquait une crise de nerfs, ou déclenchait un scandale…

» Au fait, savez-vous l’âge du colonel ?… Soixante-huit ans…

» Elle le fatiguait, vous comprenez ?… Elle lui passait bien ses fantaisies – car il en a encore ! – mais elle était un peu encombrante…

» Elle s’est toquée de moi… Je l’aimais bien…

— Je suppose que Mme Negretti est la maîtresse de sir Lampson ?

— Oui ! admit le jeune homme avec une moue. C’est difficile à vous expliquer… Il ne peut pas vivre ni boire tout seul… Il a besoin de gens autour de lui… On l’a rencontrée au cours d’une escale à Bandol… Le lendemain matin, elle n’est pas partie… Avec lui, ça suffit !… Elle restera là tant qu’il lui plaira…

» Moi, c’est une autre question… Je suis un des rares hommes à tenir le whisky aussi bien que le colonel…

» A part peut-être Vladimir, que vous avez vu, et qui, neuf fois sur dix, nous met dans nos couchettes…

» Je ne sais pas si vous imaginez au juste ma situation… Certes, je n’ai pas à m’inquiéter de la matérielle… Encore que parfois nous restions quinze jours dans un port à attendre un chèque de Londres pour acheter de l’essence !

» Tenez ! Le collier dont je vous parlerai tout à l’heure a été mis vingt fois au mont-de-piété…

» Peu importe ! Le whisky manque rarement…

» Ce n’est pas une vie fastueuse… Mais on dort tout son saoul… On va… On vient…

» Pour ma part, je préfère encore ça aux figues paternelles…

» Dans les débuts, le colonel avait offert quelques bijoux à sa femme… Elle lui réclamait de temps en temps de l’argent…

» De quoi s’habiller et avoir quelques sous en poche, vous comprenez ?…

» Je vous jure, malgré ce que vous pouvez penser, que cela a été pour moi un coup, hier, d’apprendre que c’était elle, sur cette affreuse photo… Au colonel aussi, d’ailleurs !… Mais il se laisserait couper en petits morceaux plutôt que d’en laisser voir quelque chose… C’est son genre ! Et bien anglais !…

» Quand nous avons quitté Paris la semaine dernière – nous sommes mardi, je crois – la caisse était très bas… Le colonel a télégraphié à Londres pour demander une avance sur sa pension… Nous l’attendions à Epernay… Le mandat est peut-être arrivé à l’heure qu’il est…

» Seulement, à Paris, je laissais quelques dettes… Deux ou trois fois, déjà, j’avais demandé à Mary pourquoi elle ne vendait pas son collier… Elle aurait pu dire à son mari qu’elle l’avait perdu, ou qu’on le lui avait volé…

» Il y a eu jeudi soir la fête que vous savez… Surtout, ne vous faites pas d’idées folles à ce sujet… Du moment que Lampson voit des jolies femmes, il faut qu’il les invite à bord…

» Puis, deux heures après, une fois saoul, il me charge de les mettre dehors avec le moins de frais possible…

» Jeudi, Mary était levée beaucoup plus tôt que d’habitude et, quand nous sommes sortis de nos couchettes, elle était déjà dehors…

» Après déjeuner, nous sommes restés seuls un moment, elle et moi… Elle s’est montrée très tendre… D’une tendresse spéciale, assez triste…

» A un certain moment, elle m’a mis son collier dans la main en disant :

» — Tu n’auras qu’à le vendre…

» Tant pis si vous ne me croyez pas !… J’ai été un peu gêné, un peu remué… Si vous l’aviez connue, vous comprendriez…

» Autant elle pouvait être parfois désagréable, autant, à d’autres moments, elle était émouvante…

» Vous savez… Elle avait quarante ans… Elle se défendait… Mais elle devait bien sentir que c’était la fin…

» Quelqu’un est entré… J’ai mis le collier dans ma poche… Le soir, le colonel nous a entraînés au dancing et Mary est restée seule à bord…

» Lorsque nous sommes revenus, elle n’était pas là… Lampson ne s’en est pas inquiété, car ce n’était pas la première fois qu’elle faisait une fugue…

» Et pas du tout les fugues que vous pourriez croire !… Une fois, par exemple, à l’occasion de la fête de Porquerolles, il y a eu au Petit Langoustier une bonne petite orgie, qui a duré près d’une semaine…

» Les premiers jours, Mary était la plus en train… Le troisième jour, elle disparaît…

» Et savez-vous où nous l’avons retrouvée ? Dans une auberge de Giens, où elle passait son temps à jouer à la maman avec deux gosses mal lavés…

» L’histoire du collier m’ennuyait… Le vendredi, je suis allé à Paris… J’ai failli le vendre… Puis je me suis dit que, s’il y avait du vilain, cela risquait de m’attirer des ennuis…

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