» C’est à ce moment que la silhouette d’Emile Gallet se découpe sur le ciel…
» Les deux hommes ne parlent pas. Car, s’ils avaient eu quelque chose à dire, ils se seraient rapprochés… Pour s’entendre, à une distance de dix mètres, il faut parler fort… Et des gens qui se rencontrent dans des circonstances aussi anormales, l’un sur une barrique, l’autre en équilibre sur un mur, n’ont pas envie d’attirer l’attention…
» D’ailleurs, X est dans l’ombre. Emile Gallet ne le voit pas, redescend de son perchoir, rentre chez lui et…
» Ici, cela devient plus difficile… A moins de supposer que c’est X qui a tiré…
— Que voulez-vous dire ?
Maigret, qui était monté sur la barrique, en descendit lourdement.
— Donnez-moi du feu !… Bon !… Encore votre main gauche !… Nous allons maintenant, sans nous inquiéter de savoir qui a tiré, suivre le chemin que notre X a parcouru… Venez… Il prend la clé à sa place… Il ouvre la grille… Auparavant, pourtant, il est allé quelque part chercher des gants de caoutchouc… Il faudra que vous demandiez à votre cuisinière s’il lui arrive d’en porter pour éplucher ses légumes et s’ils n’ont pas disparu… Est-elle coquette ?…
— Je ne vois pas à quoi riment…
On entendit au loin un roulement de tonnerre, mais il ne tomba pas une goutte d’eau.
— Passons ! La grille est maintenant ouverte. X s’approche de la fenêtre et aperçoit le cadavre… Car Emile Gallet est mort !… Le coup de couteau a suivi immédiatement le coup de feu, les médecins l’affirment et les traces de sang le prouvent… Or, nous avons vu tout à l’heure que ce coup de couteau a tout l’air d’avoir été donné par la victime elle-même…
» Dans la cheminée, il y a des cendres de papier encore chaudes… Et nous y retrouvons des allumettes de Gallet…
» Notre X, pourtant, fouille la valise, sans doute aussi le portefeuille qu’il remet soigneusement dans la poche, s’en va, oublie de refermer la grille et de remettre la clé à sa place…
— Pourtant on a retrouvé la clé dans l’herbe…
Maigret, qui était resté sans regarder son interlocuteur, remarqua sa mine défaite.
— Venez… Ce n’est pas tout !… Je crois que je n’ai jamais vu d’histoire aussi compliquée et aussi simple à la fois… Nous savons, n’est-ce pas ? que celui qui se faisait appeler ici M. Clément était un escroc… Or, nous voyons à présent qu’il a détruit lui-même toutes les traces de ses escroqueries, comme s’il se fût attendu à un événement important, voire capital…
» Par ici !… Voici la cour de l’hôtel, et là, à gauche, la chambre qu’Emile Gallet a demandé à occuper dès l’après-midi et qu’on n’a pu lui donner parce qu’elle n’était pas libre…
» Or, l’après-midi, sa situation était la même que le soir. Il lui fallait coûte que coûte vingt mille francs pour le lundi matin, sinon des gens qui le faisaient chanter le livraient à la police…
» Supposons qu’il ait obtenu cette chambre… Plus moyen de traverser le chemin des orties et de grimper sur le mur !…
» Donc, ce n’était pas une nécessité pour lui d’aller sur ce mur ! Ou, si vous préférez, cela pouvait être remplacé par autre chose, autre chose que la cour lui fournissait…
» Qu’est-ce que nous voyons dans cette cour ? Un puits !… Vous me direz peut-être qu’il avait envie de s’y jeter… Mais, à cela, je vous répondrais qu’il pouvait, en sortant de la chambre qu’il a occupée, traverser le corridor et venir se noyer quand même…
» Non ! Il lui fallait la combinaison d’un puits et d’une chambre…
» Qu’est-ce que c’est, monsieur Tardivon ?
— Nevers est à l’appareil…
— Le contrôleur ?
— Lui-même…
— Venez, monsieur de Saint-Hilaire… Puisque vous voulez bien m’aider, il est juste que vous assistiez à toutes les phases de l’enquête… Prenez l’écouteur… Allô !… Ici, le commissaire Maigret… Ne craignez rien !… Je tiens seulement à vous poser une question qui ne m’est pas venue à l’esprit tout à l’heure… Votre ami Gallet était-il gaucher ?… Vous dites ?… Gaucher des mains et des pieds ?… Au football, il jouait à l’extérieur gauche ?… Vous en êtes certain, n’est-ce pas ?… Non ! C’est tout… Merci… Un détail : savait-il le latin ?… Pourquoi riez-vous ?… Un cancre ?… A ce point-là ?… C’est curieux, oui !… Dites donc ! vous avez vu la photographie du mort ?… Non ?… Evidemment, il a changé, depuis Saigon… Le seul portrait que je possède a été fait alors qu’il était au régime… Mais peut-être un de ces jours vous présenterai-je quelqu’un qui lui ressemble… Merci !… Oui !…
Maigret raccrocha, rit d’un rire qui manquait particulièrement d’esprit, soupira :
— Vous voyez comme on peut s’emballer à faux ! Tout ce que nous avons dit jusqu’ici ne tient qu’à une condition : c’est que notre Emile Gallet ne soit pas gaucher… Car, s’il est gaucher, il a pu se servir du poignard contre son agresseur… Voilà ce que c’est de se fier aux affirmations d’un hôtelier et de ses serveuses.
M. Tardivon, qui avait entendu, prit un air pincé.
— Le dîner est servi…
— Tout à l’heure… Autant en finir… Surtout que je ne crains d’abuser de la patience de M. de Saint-Hilaire… Retournons dans la chambre du crime, comme on dit, voulez-vous ?
Et là, soudain :
— Vous, vous avez vu Emile Gallet en vie… Ce que je vais vous dire vous fera peut-être rire… Oui ! Vous pouvez allumer la lampe… Avec ce ciel crasseux, il fait nuit une heure plus tôt que d’habitude…
» Eh bien ! moi qui ne l’ai pas vu, je passe mon temps, depuis le crime, à essayer de me l’imaginer vivant…
» Pour cela, je suis allé respirer l’atmosphère qu’il respirait… Je me suis frotté aux gens qu’il coudoyait…
» Regardez ce portrait… Je parie que vous direz comme moi : « Un pauvre type !… »
» Surtout quand vous saurez que le médecin ne lui donnait plus trois ans à vivre !… Un foie en marmelade… Et un cœur fatigué qui n’attendait qu’un prétexte pour s’arrêter…
» J’ai voulu voir vivre mon bonhomme non seulement dans l’espace, mais dans le temps… Je n’ai pu le prendre, hélas ! qu’au moment de son mariage, car, sur ce qui a précédé cette époque, il s’est toujours montré avare de confidences, même vis-à-vis de sa femme…
» Tout ce qu’elle sait, c’est qu’il est né à Nantes et qu’il a vécu plusieurs années en Indochine… Mais il n’en a pas rapporté une photographie, pas un souvenir !… Jamais il n’en parle…
» C’est un petit voyageur de commerce qui possède une trentaine de mille francs… A trente ans, il est déjà étriqué, maladroit, d’humeur mélancolique…
» Il rencontre Aurore Préjean et se met en tête de l’épouser… Les Préjean ont des prétentions… Le père, aux abois, ne trouve plus l’argent nécessaire à faire vivre son journal… Mais il a été le secrétaire particulier d’un prétendant au trône !… Il correspond avec des princes et des ducs !…
» Sa fille cadette est mariée à un maître tanneur…
» Notre Gallet, là-dedans, fait piètre figure et, s’il est agréé, c’est sans doute parce qu’il accepte de placer son petit capital dans l’affaire du Soleil …
» On le supporte mal. C’est une déchéance, pour les Préjean, qu’un gendre qui vend des articles en plaqué argent pour cadeaux pauvres !
» On essaie de lui insuffler de plus hautes ambitions… Il résiste… Il ne se sent pas fait pour une carrière prestigieuse… Son foie n’est pas brillant, à ce moment déjà… Il rêve d’une vie paisible, à la campagne, avec sa femme, pour qui il éprouve une profonde tendresse.
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