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Simenon, Georges: La guinguette à deux sous

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Une fin d'après-midi radieuse. Un soleil presque sirupeux dans les rues paisibles de la Rive Gauche. Et partout, sur les visages, dans les mille bruits familiers de la rue, de la joie de vivre. Il y a des jours ainsi, où l'existence est moins quotidienne et où les passants, sur les trottoirs, les tramways et les autos semblent jouer leur rôle dans une féerie. C'était le 27 juin. Quand Maigret arriva à la poterne de la Santé, le factionnaire attendri regardait un petit chat blanc qui jouait avec le chien de la crémière. Il doit y avoir des jours aussi où les pavés sont plus sonores. Les pas de Maigret résonnèrent dans la cour immense. Au bout d'un couloir, il interrogea un gardien. - Il a appris ?... - Pas encore. Un tour de clef. Un verrou. Une cellule très haute, très propre, et un homme qui se levait tandis que son visage semblait chercher une expression. - Ça va, Lenoir ? questionna le commissaire. [http://www.amazon.fr/Guinguette-%C3%A0-deux-sous/dp/2253143111](http://www.amazon.fr/Guinguette-%C3%A0-deux-sous/dp/2253143111)

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— Et vous avez chargé James d’amener votre femme ici, d’aller toucher pour vous trois cent mille francs à la banque et de vous apporter des vêtements…

— Évidemment !

— Seulement, vous avez senti que vous étiez traqué…

— C’est la vieille Mathilde qui m’a dit qu’on se heurtait à des gendarmes à chaque carrefour…

On entendait toujours du bruit à côté. Le gamin devait se remuer. Peut-être Mme Basso écoutait-elle à la porte, car de temps en temps elle faisait : « Chut !… chut !…» parce que son fils l’empêchait d’entendre.

— Ce midi, j’ai envisagé la seule solution possible : me rendre… Mais il est écrit que je me rencontrerai toujours avec la fatalité… Le gendarme est arrivé…

— Vous n’avez pas tué Feinstein ?

Basso regarda Maigret dans les yeux, ardemment.

— Je l’ai tué ! articula-t-il à voix basse. Ce serait de la folie, n’est-ce pas ? de prétendre le contraire. Mais je vous jure, sur la tête de mon fils, que je vais vous dire toute la vérité…

— Un instant…

Et Maigret se leva à son tour. Ils étaient là deux hommes, à peu près de même taille, sous un plafond bas, dans une pièce trop petite pour eux.

— Vous aimiez Mado ?

Une moue pleine de rancœur souleva les lèvres de Basso.

— Vous n’avez pas compris ça, vous, un homme ?… Il y a six ou sept ans que je la connais, peut-être davantage… Jamais je n’avais pensé à elle… Un jour, voilà un an, je ne sais pas au juste ce qui s’est passé… Tenez ! c’était une fête dans le genre de celle à laquelle vous avez assisté… On buvait… On dansait… Il m’est arrivé de l’embrasser… Puis, au fond du jardin…

— Et après ?

Il haussa les épaules avec lassitude.

— Elle a pris cela au sérieux. Elle m’a juré qu’elle m’avait toujours aimé, qu’elle ne pourrait plus se passer de moi ! Je ne suis pas un saint. J’avoue que j’ai commencé ! Mais je ne voulais pas nouer une liaison de cette sorte, ni surtout compromettre mon ménage…

— Il y a un an, donc, que vous voyez Mme Feinstein deux ou trois fois par semaine, à Paris…

— Et qu’elle me téléphone tous les jours, oui ! Je lui ai prêché en vain la prudence ! Elle inventait des ruses ridicules. Je vivais avec la certitude qu’un jour ou l’autre tout serait découvert… Vous ne pouvez pas vous imaginer cela !… Si seulement elle n’avait pas été sincère ! Mais non ! je crois qu’elle m’aimait vraiment…

— Et Feinstein ?

Basso redressa vivement la tête.

— Oui ! grogna-t-il. C’est bien pour cela que je n’imaginais même pas la possibilité d’aller me défendre en Cour d’assises… Il y a des limites aux compromissions… Il y a des limites aussi à la compréhension du public… Me voyez-vous, moi, l’amant de Mado, accusant son mari de…

— … de vous avoir fait chanter !

— Je n’ai pas de preuves ! Ce n’est pas cela tout en étant cela ! Jamais il n’a dit carrément qu’il savait quelque chose ! Jamais il ne m’a menacé d’une façon catégorique ! Vous vous souvenez du bonhomme ? Un petit personnage en apparence très doux et inoffensif… Un garçon malingre, toujours tiré à quatre épingles, toujours poli, trop poli, avec un sourire un peu triste… Une première fois, il est venu me montrer une traite protestée et il m’a supplié de lui prêter de l’argent, en m’offrant des tas de garanties…

J’ai marché… J’aurais marché aussi sans l’histoire de Mado.

« Seulement, il en prit l’habitude. J’ai compris que c’était un plan systématique… J’ai essayé de refuser… Et c’est alors que le chantage a commencé…

« Il m’a pris comme confident… Il m’affirmait que sa seule consolation dans la vie était sa femme… C’est pour elle qu’il se mettait la corde au cou en engageant des dépenses supérieures à ses moyens, etc.

« Et s’il devait lui refuser quelque chose, il préférait se tuer… Et que deviendrait-elle en cas de catastrophe ?…

« Imaginez-vous cela ? Comme par un fait exprès, il arrivait la plupart du temps alors que je quittais Mado… Je craignais même de le voir reconnaître le parfum de sa femme encore accroché à mes vêtements…

« Un jour, il a retiré un cheveu de femme – de la sienne – resté sur le col de mon veston…

« Ce n’était pas le genre menaçant… C’était le genre gémissant…

« Et c’est pire ! On se défend contre des menaces. Mais que voulez-vous faire contre un homme qui pleure ? Car il lui est arrivé de pleurer dans mon bureau…

« Et quels discours !

« — Vous, vous êtes jeune, vous êtes fort, vous êtes beau, vous êtes riche… Avec tout cela, ce n’est pas difficile d’être aimé… Mais moi qui… étais malade de dégoût. Et pourtant il m’était impossible d’avoir la certitude qu’il savait…

« Le dimanche que vous savez, il m’avait déjà parlé, un peu avant le bridge, d’une somme de cinquante mille francs dont il avait besoin.

« Le morceau était trop gros… Je ne voulais pas marcher… J’en avais assez… Alors j’ai dit non, carrément ! Et je l’ai menacé de ne plus le voir s’il continuait à me harceler de la sorte…

« D’où le drame… Un drame aussi laid, aussi stupide que tout le reste… Vous vous souvenez ?… Il s’était arrangé pour traverser la Seine en même temps que moi… Il m’avait entraîné derrière la guinguette…

« Là, brusquement, il tira un petit revolver de sa poche et, le braquant sur lui-même, il articula :

« — Voilà à quoi vous me condamnez… Je ne vous demande qu’une grâce : occupez-vous de Mado !

Et Basso se passait la main sur le front pour chasser cet ignoble souvenir.

— On dirait une fatalité : ce jour-là, j’étais gai… Peut-être le soleil… Je me suis approché de lui pour lui prendre son arme.

« — Non ! Non ! a-t-il crié. Trop tard… Vous m’avez condamné…

— Bien entendu, il était bien décidé à ne pas tirer ! grommela Maigret.

— J’en suis persuadé ! Et c’est bien le tragique de l’affaire. Sur le moment, je me suis affolé. J’aurais dû le laisser faire et il n’y aurait pas eu de drame. Il s’en serait tiré avec de nouvelles larmes ou une pirouette… Mais non ! J’ai été naïf, comme je l’ai été avec Mado, comme je l’ai toujours été…

« J’ai voulu lui reprendre le revolver… Il a reculé… Je l’ai poursuivi… J’ai saisi son poignet… Et ce qui ne devait pas arriver est arrivé… Le coup est parti… Feinstein est tombé, sans un mot, sans un gémissement, tout d’une pièce…

« N’empêche que, quand je raconterai cela aux jurés, ils ne me croiront pas, ou bien ils n’en seront que plus sévères à mon égard…

« Je suis le monsieur qui a tué le mari de sa maîtresse et qui l’accuse par-dessus le marché !…

Il s’animait.

— J’ai voulu fuir. J’ai fui. Et j’ai voulu aussi tout dire à ma femme, lui demander si, malgré tout, elle se considérait encore comme liée à moi… J’ai rôdé dans Paris où j’ai tenté de rencontrer James…

« C’est un ami, sans doute le seul ami, parmi toute la bande de Morsang…

« Vous savez le reste… Ma femme aussi… J’aurais préféré passer à l’étranger et éviter le procès qui se prépare et qui sera pénible pour tout le monde… Les trois cent mille francs sont ici… Avec ça et mon énergie, je suis capable de me refaire une situation, en Italie, par exemple, ou en Egypte…

« Mais… est-ce que seulement vous me croyez ?…

Il se troublait soudain. Ce doute l’effleurait seulement, tant il avait été pris par son sujet.

— Je crois que vous avez tué Feinstein sans le vouloir ! répondit Maigret, lentement, en détachant toutes les syllabes.

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