Honoré Balzac - Contes bruns
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Honoré de Balzac
Contes bruns
ENTRE ONZE HEURES ET MINUIT
Je fréquentais l'hiver dernier une maison, la seule peut-être où maintenant, le soir, la conversation échappe à la politique et aux niaiseries de salon. Là viennent des artistes, des poètes, des hommes d'état, des savans, des jeunes gens occupés de chasse, de chevaux, de femmes, de jeu, ailleurs, de toilette, mais qui, dans cette réunion, prennent sur eux de dépenser leur esprit, comme ils prodiguent ailleurs leur argent ou leurs fatuités.
Ce salon est le dernier asile où se soit réfugié l'esprit français d'autrefois, avec sa profondeur cachée, ses mille détours, sa politesse exquise. Là vous trouverez encore quelque spontanéité dans les coeurs, de l'abandon, de la générosité dans les idées. Nul ne pense à garder sa pensée pour un drame, ne voit des livres dans un récit. Personne ne vous apporte le hideux squelette de la littérature, à propos d'une saillie heureuse ou d'un sujet intéressant.
Pendant la soirée que je vais raconter, le hasard, ou plutôt l'habitude, avait réuni plusieurs personnes auxquelles d'incontestables mérites ont valu des réputations européennes. Ceci n'est point une flatterie adressée à la France; plusieurs étrangers étaient parmi nous; et, par cas fortuit, les hommes qui brillèrent le plus n'étaient pas les plus célèbres. Ingénieuses réparties, observations fines, railleries excellentes, peintures dessinées avec une netteté brillante, pétillèrent et se pressèrent sans apprêt, se prodiguèrent sans dédain comme sans recherche, mais furent délicieusement senties, délicatement savourées. Les gens du monde se firent surtout remarquer par une grâce, par une verve tout artistiques.
Vous trouverez ailleurs, en Europe, d'élégantes manières, de la cordialité, de la bonhomie, de la science; mais à Paris seulement, dans ce salon et dans quelques autres encore, se rencontre l'esprit particulier qui donne à toutes ces qualités sociales un agréable et capricieux ensemble, je ne sais quelle allure fluviale qui fait facilement serpenter cette profusion de pensées, de formules, de contes, de documens historiques. Paris, capitale du goût, connaît seul cette science qui change une conversation en une joute, où chaque nature d'esprit se condense par un trait, où chacun dit sa phrase et jette son expérience dans un mot, où tout le monde s'amuse, se délasse et s'exerce.
Aussi, là seulement, vous échangerez vos idées, là vous ne porterez pas, comme le dauphin de la fable, quelque singe sur vos épaules; là vous serez compris, et vous ne risquerez pas de mettre au jeu des pièces d'or contre du billon; là, des secrets bien trahis; là, des causeries légères et profondes ondoyent, tournent, changent d'aspect et de couleurs à chaque phrase. Les critiques vives, les récits pressés abondent; les yeux écoutent; les gestes interrogent; la physionomie répond; tout est esprit et pensée.
Jamais le phénomène oral qui, bien étudié, bien manié, fait la puissance de l'acteur et du conteur, ne m'avait si complétement ensorcelé; je ne fus pas seul soumis à ces doux prestiges; nous passâmes tous une soirée délicieuse.
Entre onze heures et minuit, la conversation, jusque là brillante, antithétique, devint conteuse, elle entraîna dans son cours précipité de curieuses confidences, plusieurs portraits, mille folies.
Un savant, avec lequel je fis de conserve la route de la rue Saint-Germain-des-Prés à l'Observatoire royal, regarda cette ravissante improvisation comme intraduisible; mais, dans ma témérité de disputeur, je m'engageai presque à reproduire les plaisirs de cette soirée, moins pour soutenir mon opinion que pour donner à mes émotions la vie factice du souvenir, la distance qui se trouve entre la parole et l'écrit. Mais en voulant tâcher de laisser à ces choses leur verdeur, leur abrupte naturel, leurs fallacieuses sinuosités, j'ai pris la conversation à l'heure où chaque récit nous attacha vivement. S'il fallait peindre le moment où tous les esprits luttèrent, où toutes les opinions brûlèrent, où la pensée imita les gerbes éblouissantes d'un feu d'artifice, cette entreprise serait une folie, et une folie ennuyeuse peut-être.
Donc, représentez-vous assises autour d'une cheminée, dans un salon élégant, une douzaine de personnes dont toutes les physionomies, plus ou moins tourmentées, plus ou moins belles, expriment des passions ou des pensées. Trois femmes aimables, bien mises, gracieuses, dont la voix était douce, présidaient cette scène, à laquelle aucune séduction ne manqua, pour moi, du moins. A la lueur des lampes, quelques artistes dessinaient en écoutant, et souvent je vis la sépia se sécher dans leurs pinceaux oisifs. Le salon était déjà par lui-même un tableau tout fait, et plus d'un peintre se trouvait là, capable de le bien exécuter.
Nous fûmes redevables à un vieux militaire de la tournure que prit la conversation. Il venait d'achever une partie dans un salon voisin, et lorsqu'il se planta tout droit devant la cheminée, en relevant les deux pans de son habit bleu, l'une des dames lui dit:
– Eh bien! général, avez-vous gagné?..
– Oh! mon Dieu non… Je ne puis pas toucher une carte…
Même question faite à quelques joueurs qui songeaient sans doute à s'évader, il se trouva, comme toujours, que tout le monde avait à se plaindre du jeu.
Récapitulation savamment faite, il advint qu'un sculpteur qui, à ma connaissance, avait perdu vingt-cinq louis, fut atteint et convaincu d'avoir gagné six cents francs.
– Bah! les plaies d'argent ne sont pas mortelles… dit mon savant, et tant qu'un homme n'a pas perdu ses deux oreilles…
– Un homme peut-il perdre ses deux oreilles? demanda la dame.
– Pour les perdre il faut les jouer… répondit un médecin.
– Mais les joue-t-on?..
– Je le crois bien!.. s'écria le général en levant un de ses pieds pour en présenter la plante au feu.
J'ai connu en Espagne, reprit-il, un nommé Bianchi, capitaine au 6e de ligne, – il a été tué au siége de Tarragone, – qui joua ses oreilles pour mille écus. Il ne les joua pas, pardieu, il les paria bel et bien; mais le pari est un jeu. Son adversaire était un autre capitaine du même régiment, Italien comme lui, comme lui mauvais garnement, deux vrais diables ensemble, mais bons officiers, excellens militaires.
Nous étions donc au bivouac, en Espagne. Bianchi avait besoin de mille écus pour le lendemain matin, et comme il ne possédait que quinze cents francs, il se mit à jouer aux dés sur un tambour avec son camarade, pendant que leurs compagnies préparaient le souper.
Il y avait, ma foi, trois beaux quartiers de chèvre qui cuisaient dans une marmite, près de nous; et nous autres officiers nous regardions alternativement et le jeu et la chèvre qui frissonnait fort agréablement à nos oreilles; car nous n'avions rien mangé depuis le matin. Nos soldats revenaient un à un de la chasse, apportant du vin et des fruits. Nous avions un bon repas en perspective. La marmite était suspendue au-dessus du feu par trois perches arrangées en faisceau, et assez éloignées du foyer pour ne pas brûler; mais d'ailleurs les soldats, avec cet instinct merveilleux qui les caractérise, avaient fait un petit rempart de terre autour du feu – Bianchi perdit tout; il ne dit pas un mot; il resta comme il était, accroupi; mais il se croisa les bras sur la poitrine, regarda le feu, le ciel, et par momens son adversaire. Alors j'avais peur qu'il ne fît quelque mauvais coup; il semblait vouloir lui manger les entrailles. Enfin il se leva brusquement, comme pour fuir une tentation. En se levant, il renversa l'une des trois perches qui soutenaient la marmite, et – voilà la chèvre et notre souper à tous les diables!.. Nous restâmes silencieux; et, quoique ventre affamé ne porte guère de respect aux passions, nous n'osâmes rien lui dire, tant il nous faisait peine à voir… L'autre comptait son argent. Alors Bianchi se mit à rire. Il regarda la marmite vide, et pensa peut-être alors qu'il n'avait pas plus de souper que d'argent. Il se tourna vers son camarade, puis avec un sourire d'Italien:
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