La population de Belton s’élevait à un peu plus de deux mille habitants. Il s’agissait surtout de fermiers et d’ouvriers travaillant à l’usine de textile. Les petits commerces étaient la seule activité du centre-ville car aucune entreprise de plus grande taille ne voulait tenter sa chance dans cette partie du Nebraska. Quand elle était enfant, un McDonald’s, un Arby’s et un Wendy’s avaient essayé de venir s’installer dans Main Street mais chacun d’entre eux avait fini par fermer dans les trois années qui avaient suivi leur ouverture.
Elle prit une chambre au motel après avoir été reluquée de manière peu subtile par le vieux préposé à la réception. Fatiguée par cette journée interminable, elle défit son sac et appela Ellington avant d’éteindre les lumières. Toujours fidèle au poste, il décrocha à la deuxième sonnerie. À sa voix, elle sentit qu’il était aussi fatigué qu’elle.
« Je suis arrivée, » dit-elle, sans prendre la peine de dire bonjour.
« Tant mieux, » répondit Ellington. « Comment tu te sens ? »
« C’est sinistre ici. Un endroit un peu glauque une fois la nuit tombée, j’imagine. »
« Tu penses toujours que c’était la meilleure manière de faire ? »
« Oui. Et toi ? »
« Je ne sais pas. J’ai eu un peu de temps pour y réfléchir. Peut-être que j’aurais dû t’accompagner. C’est plus qu’une simple enquête pour toi. Tu essaies également de mettre une partie de ton passé derrière toi. Et si je t’aime, ce qui est le cas, je devrais être là pour ça. »
« Mais c’est d’abord une enquête, » dit-elle. « Et tu dois d’abord agir en tant que bon agent. »
« Oui. C’est ce que je vais me répéter pour me convaincre. Tu as l’air fatiguée, Mac. Repose-toi. Enfin, si tu parviens encore à dormir seule. »
Elle sourit. Ça faisait presque trois mois maintenant qu’ils partageaient le même lit de manière régulière. « Parle pour toi, » dit-elle. « Je viens juste de me faire reluquer par un préposé à la réception particulièrement âgé. »
« N’oublie pas de te protéger, » dit Ellington, en ricanant. « Bonne nuit. »
Mackenzie raccrocha et se déshabilla. Elle dormit sur le couvre-lit, refusant de prendre des risques en se glissant dans les draps d’un motel à Belton. Elle pensait qu’elle aurait du mal à s’endormir, mais avant que la solitude et le silence de la ville à travers la vitre n’ait eu le temps de la détendre, le sommeil la rattrapa et l’envahit.
***
Son horloge interne la réveilla à 5h45 mais elle décida de l’ignorer et referma les yeux. Elle n’avait pas vraiment un horaire à respecter et de plus, elle ne se rappelait pas de quand datait la dernière fois où elle s’était accordé un réveil plus tardif. Elle parvint à se rendormir et quand elle se réveilla à nouveau, il était 7h28. Elle sortit du lit, se doucha et s’habilla. Elle passa la porte de sa chambre vers huit heures du matin et se mit instantanément à la recherche d’un café.
Elle prit son café accompagné d’un pain saucisse dans un petit snack-bar qui avait toujours fait partie du décor de cette ville, d’aussi loin qu’elle se rappelle. Elle y venait avec ses amis du lycée pour y boire des milkshakes jusqu’à l’heure de la fermeture, à vingt et une heures tous les soirs de la semaine. Maintenant l’endroit lui paraissait plutôt un trou à rats graisseux, une tache sur ses souvenirs d’adolescente.
Mais le café était bon et fort, le carburant parfait pour la motiver à descendre la Route 6 vers un lopin de terre où elle avait vécu une partie de son enfance. Alors qu’elle s’en approchait, elle se rendit compte qu’elle pouvait clairement se rappeler sa dernière visite. Elle était venue avec Kirk Peterson, le détective privé aujourd’hui un peu perturbé, qui était tombé sur l’affaire de son père lorsque Jimmy Scotts avait été assassiné.
Alors quand elle aperçut la maison au détour de l’allée, elle ne fut pas vraiment surprise par ce qu’elle vit. Le toit détérioré menaçait de s’effondrer entièrement sur le mur arrière. Les mauvaises herbes avaient envahi tout l’endroit et le porche avait l’air tout droit sorti d’un film d’horreur.
La maison des voisins était également abandonnée. Ça semblait tout à fait approprié qu’il n’y ait que des forêts des deux côtés des maisons. Peut-être qu’un jour, la forêt s’y insinuerait et engloutirait les vieilles maisons abandonnées.
Ça ne me dérangerait pas du tout, pensa Mackenzie.
Elle gara sa voiture dans une allée fantôme et sortit à l’air libre. Avec l’autoroute loin derrière elle et la forêt s’étendant devant ses yeux, l’endroit était calme et serein. Elle entendit des oiseaux chanter dans les arbres et le bruit du moteur de sa voiture qui refroidissait. Elle marcha à travers le silence en direction de la porte d’entrée. Elle sourit quand elle vit qu’elle avait été défoncée. Elle se rappelait l’avoir fait elle-même quand elle était venue ici avec Peterson. Elle se rappelait également le sentiment bizarre de satisfaction qui en avait découlé.
À l’intérieur, c’était exactement pareil à ce qu’elle avait vu un an auparavant. Pas de meubles, pas d’objets personnels, pas grand-chose en fait. Des fissures aux murs, de la moisissure au tapis, l’odeur du vieux et de l’abandon. Il n’y avait rien ici pour elle. Rien de neuf.
Alors pourquoi je suis venue ?
Elle connaissait la réponse. Elle savait que c’était parce que c’était la toute dernière fois qu’elle y viendrait. Après cette visite, elle ne se laisserait plus jamais envahir par cette satanée maison. Ni dans ses souvenirs, ni en rêve, et certainement jamais dans le futur.
Elle traversa lentement la maison, en observant chaque pièce. Le salon, où elle et sa sœur, Stéphanie, avaient regardé Les Simpsons et étaient devenue limite obnubilées par Les X-Files. La cuisine, où sa mère avait rarement cuisiné quoi que ce soit de valable à part une lasagne dont elle avait trouvé la recette sur une boîte de pâtes. Sa chambre, où elle avait embrassé un garçon pour la première fois et avait laissé un garçon la déshabiller. Il y avait des carrés au mur, légèrement décolorés par rapport au reste de la peinture ; c’était là où étaient accrochés ses posters de Nine Inch Nails, de Nirvana et de PJ Harvey.
La salle de bains, où elle avait pleuré le jour où elle avait eu ses règles pour la première fois. La minuscule buanderie où elle avait tenté d’éliminer l’odeur de bière renversée sur sa blouse, un soir où elle était rentrée tard à l’âge de quinze ans.
Puis, au bout du couloir, se trouvait la chambre de ses parents – la chambre qui hantait ses nuits depuis bien trop longtemps. La porte était ouverte, la chambre l’attendait. Mais elle n’y entra pas. Elle resta debout dans l’embrasure de la porte, les bras croisés sur la poitrine, et observa l’intérieur. Avec la lumière matinale filtrant à travers les fenêtres fissurées et poussiéreuses, la pièce semblait presque immatérielle. Il était facile d’imaginer que l’endroit soit hanté ou maudit. Mais elle savait que ce n’était pas le cas. Un homme était mort dans cette pièce, son sang se trouvait encore sur la moquette. Mais c’était également vrai pour d’innombrables autres pièces dans le monde. Celle-ci n’était pas plus spéciale que les autres. Alors pourquoi lui pesait-elle autant ?
Tu peux penser autant que tu veux que tu es une femme forte et obstinée, lui dit une petite voix intérieure. Mais si tu ne résous pas cette affaire ce coup-ci, cette pièce te hantera le reste de tes jours. Tu pourrais tout aussi bien t’y enchaîner et dresser une porte de prison, ce serait pareil.
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