Keri fit une grimace en repensant à la douleur des graviers qui s’incrustaient dans la plante de ses pieds alors qu’elle courait dans le parking, tentant de rattraper le fourgon qui était en train de s’éloigner. Elle se remémora le sentiment d’impuissance qui l’avait envahie quand elle avait constaté que le fourgon ne portait pas de plaques d’immatriculation, et réalisé qu’elle n’avait presque aucune description à offrir à la police.
Ray savait bien à quel point ces moments affectaient Keri, et il resta assis silencieusement dans le siège conducteur tandis que ces émotions successives la traversaient et qu’elle se préparait à la suite.
« Ça va ? demanda-t-il en voyant son corps finir par se détendre un peu.
— Presque », fit-elle en ouvrant le pare-soleil au-dessus d’elle pour vérifier dans le miroir qu’elle n’était pas trop décomposée.
La personne qui lui rendit son regard, dans le miroir, avait l’air en bien meilleure santé que n’était Keri à peine quelques mois plus tôt. Les cernes noirs sous ses yeux bruns avaient disparu, et ses yeux n’étaient plus injectés de sang. Sa peau était moins cireuse. Ses cheveux, blond foncé, étaient toujours tirés en une simple queue-de-cheval, mais ils n’étaient plus gras ni sales.
Son trente-sixième anniversaire approchait, mais elle avait meilleure mine que ces cinq dernières années, depuis l’enlèvement d’Evie. Elle se demandait si c’était grâce à l’espoir qu’elle nourrissait depuis que le Collectionneur, quelques semaines plus tôt, lui avait dit qu’il la recontacterait.
Ou bien c’était la perspective d’une histoire d’amour avec Ray. Ou encore le fait de quitter, récemment, la péniche miteuse où elle habitait depuis plusieurs années, pour déménager dans un appartement normal. Enfin, ça pouvait être en lien avec la diminution de sa consommation de scotch single malt.
Quoi qu’il en soit, elle remarquait que davantage d’hommes se retournaient sur elle, ces jours-ci. Ça ne la dérangeait pas, entre autres parce que pour la première fois depuis longtemps, elle avait l’impression de contrôler sa vie, qui avait si souvent échappé à son contrôle.
Elle rabattit le pare-soleil et se tourna vers Ray : « Prête. »
En se dirigeant vers la porte d’entrée, Keri examina le quartier. C’était la partie nord de Westchester, bordant l’autoroute 405 et située au sud du Howard Hughes Center, un immense complexe commercial et de bureaux qui dominait le quartier de sa silhouette imposante.
Westchester avait une réputation de quartier ouvrier, et la plupart des maisons étaient modestes et d’un seul étage. Mais même celles-ci avaient connu l’explosion des prix immobiliers des six dernières années, et en conséquence, les riverains étaient un mélange d’anciens du quartier et de jeunes familles d’actifs qui ne voulaient pas habiter dans un lotissement sans âme, mais plutôt dans un endroit de caractère. Keri soupçonnait que les Caldwell faisaient partie de cette dernière catégorie.
La porte s’ouvrit avant même qu’ils eurent atteint le seuil, et un couple, manifestement inquiet, s’avança au-dehors. Keri fut surprise par leur âge ; la femme, petite, latino-américaine, avec une pragmatique coupe à la garçonne, avait l’air d’avoir la cinquantaine. Elle portait un costume joli mais élimé, et des chaussures vieilles mais en parfait état.
Le mari devait faire au moins quinze centimètres de plus qu’elle. Il était blanc, son crâne en train de se dégarnir encore parsemé de touffes de cheveux gris-blond, et une paire de lunettes autour du cou. Il était au moins aussi âgé que sa femme, et approchait sans doute même de la soixantaine. Il était vêtu de façon plus décontractée qu’elle, dans un pantalon confortable et une chemise en tartan bien propre, au col boutonné. Ses mocassins marron étaient éculés et un des lacets défait.
« Vous êtes les agents de police ? demanda la femme en tendant la main sans attendre la réponse.
— Oui, madame, répondit Keri, prenant les devants. Je suis l’agent Keri Locke de la police de Los Angeles, division Pacifique, service des personnes disparues. Voici mon binôme, l’agent Raymond Sands.
— Enchanté », dit Ray.
La femme leur fit signe d’entrer tout en leur disant : « Merci d’être venus. Je m’appelle Mariela Caldwell. Voici mon mari, Edward. »
Edward hocha la tête mais ne dit rien. Keri sentait que le couple ne savait pas par où commencer, donc elle prit les choses en main.
« Si on s’asseyait dans la cuisine pour que vous nous racontiez ce qui vous préoccupe ?
— Oui, bien sûr », dit Mariela avant de les guider le long d’un couloir étroit, orné de photos d’une brune au sourire chaleureux.
Il y avait au moins une vingtaine de photos, immortalisant chaque étape de la vie de l’adolescente, de sa naissance à aujourd’hui. Ils atteignirent un petit coin cuisine bien ordonné.
« Je peux vous offrir quelque chose à boire ? Du café, un en-cas ?
— Non merci, madame », dit Ray en se plaquant contre le mur pour faire le tour de la table et s’asseoir. « Asseyons-nous tous et réunissons toutes les informations possible, aussi vite que possible. Pourquoi ne pas commencer par nous dire pourquoi vous êtes si inquiets ? D’après ce que j’ai compris, Sarah ne donne plus de nouvelles que depuis quelques heures.
— Presque cinq heures, maintenant », dit Edward en parlant pour la première fois, et en prenant place en face de Ray. « Elle a appelé sa mère à midi pour dire qu’elle irait retrouver une amie qu’elle n’avait plus vue depuis longtemps. Il est presque 17h, maintenant. Elle sait qu’elle est censée nous contacter toutes les deux heures quand elle sort, même si c’est juste un court message pour signaler où elle est.
— Et elle n’oublie jamais ? » demanda Ray.
Il avait posé la question d’un ton neutre, et seule Keri sentit qu’il était sceptique. Aucun des Caldwell ne dit rien pendant un moment, et Keri s’inquiéta de ce que Ray pouvait les avoir vexés. Finalement, Mariela répondit : « Agent Sands, je comprends que vous ayez du mal à le croire. Mais, non, elle n’oublie jamais. Ed et moi avons eu Sarah à un certain âge. Après de nombreux échecs, nous avons fini par être bénis par son arrivée. Elle est notre seul enfant et je dois avouer qu’on a tendance à, comment dire, être surprotecteurs ?
— On la couve », ajouta Ed avec un sourire en coin.
Keri lui rendit son sourire. Elle les comprenait tout à fait.
« En tout cas, reprit Mariela, Sarah sait qu’elle est ce qu’on a de plus précieux en ce monde et, par bonheur, elle ne nous en veut pas ni ne se sent étouffée par notre amour. On fait de la pâtisserie ensemble le weekend. Elle continue d’accompagner son père au travail pendant les journées portes ouvertes. Nous sommes même allées ensemble à un concert de Motley Crue il y a quelques mois. Elle nous adore, et parce qu’elle sait combien elle compte pour nous, elle tient vraiment à toujours nous tenir au courant. Nous avons instauré l’obligation de nous dire où elle est par message, mais c’est elle qui a choisi de le faire toutes les deux heures. »
Keri les examina attentivement pendant qu’ils parlaient. Mariela tenait la main de son mari et celui-ci caressait le dos de sa main avec son pouce. Il attendit qu’elle ait terminé, puis intervint : « Et même si elle avait oublié, pour la première fois de sa vie, elle ne serait pas restée si longtemps sans nous contacter ni répondre à nos messages et appels. Je peux vous dire que nous l’avons appelée une douzaine de fois et envoyé autant de messages. Dans le dernier, je disais que j’appelais la police. Si elle avait reçu un seul de ces messages, elle aurait répondu. Comme je l’ai dit au lieutenant, le GPS de son téléphone est éteint, ce qui n’est jamais arrivé avant. »
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