Alors non… avoir besoin d’un psy ne voulait pas dire qu’elle était une ratée. Au contraire, elle pensait même que ça pourrait la rendre encore plus forte.
Elle entra dans le cabinet de consultation et vit un homme d’environ une soixantaine d’années, assis derrière un grand bureau. Une fenêtre derrière lui s’ouvrait sur une petite topiaire extérieure, peuplée de papillons. Il s’appelait Donald Skinner et il faisait son métier depuis plus de trente ans. Elle le savait parce qu’elle avait fait des recherches sur lui avant de se décider à prendre rendez-vous. Skinner était impeccable sur lui et la pièce eut l’air de se rétrécir légèrement quand il s’avança vers elle pour l’accueillir.
D’un geste de la main, il l’invita à s’asseoir dans un fauteuil aux allures très confortables, qui se trouvait au centre de la pièce. « Je vous en prie, » dit-il. « Prenez place. »
Elle obtempéra mais elle était visiblement nerveuse. Et elle faisait probablement un peu trop d’efforts pour essayer de le cacher.
« C’est la première fois que vous venez en consultation auprès d’un thérapeute ? » demanda Skinner.
« Non, mais j’étais beaucoup plus jeune, » dit-elle.
Il hocha de la tête en prenant place dans un fauteuil identique au sien, juste en face d’elle. Quand il fut assis, il souleva son genou droit et l’entoura de ses deux mains.
« Mademoiselle Fine, est-ce que vous pourriez me parler de vous… et me dire la raison de votre visite aujourd’hui. »
« Vous voulez que je remonte longtemps en arrière ? » demanda-t-elle, en plaisantant.
« Pour l’instant, concentrons-nous surtout sur la scène de crime d’hier, » répondit Skinner.
Chloé réfléchit un instant avant de commencer à parler. Elle lui raconta tout, en mentionnant même un peu son passé pour qu’il ait une vision globale. Skinner l’écouta attentivement. Puis elle le vit réfléchir à tout ce qu’elle venait de lui dire.
« Dites-moi, » dit Skinner. « Jusqu’à présent, est-ce que c’était la plus horrible scène de crime que vous ayez étudiée ? »
« Non. Mais c’était la chose la plus horrible qu’on m’ait permis de vraiment voir. »
« Alors vous êtes disposée à admettre que c’est cet événement dans votre passé qui a provoqué cette réaction chez vous ? »
« J’imagine. Enfin, ce n’était jamais arrivé auparavant. Et même quand ça avait vaguement surgi à un moment ou un autre, j’étais toujours parvenue à très facilement en faire abstraction. »
« Je vois. Est-ce qu’il est possible que d’autres facteurs aient pu entrer en jeu ? C’est une nouvelle ville. Un nouvel instructeur, une nouvelle maison. Ça fait beaucoup de changements. »
« Ma sœur jumelle, » dit Chloé. « Elle vit ici, à Pinecrest. Il est peut-être possible que l’idée de la revoir après plus d’un an… ait pu provoquer cette réaction de ma part, en plus du fait que la scène soit si similaire. »
« Ça pourrait très bien être le cas, » dit Skinner. « Excusez-moi de vous poser cette question, mais est-ce que le meurtre de votre mère est ce qui vous a motivé à travailler au FBI ? »
« Oui. J’ai su dès l’âge de douze ans que c’était ce que je voulais faire. »
« Et votre sœur ? Que fait-elle ? »
« Elle est serveuse. Je pense que ça lui plaît car elle ne doit être sociable que pendant quelques heures de la journée, puis elle peut rentrer chez elle et dormir jusqu’à midi. »
« Et est-ce qu’elle se rappelle ce jour-là de la même manière que vous ? Est-ce qu’il arrive que vous en parliez ? »
« Oui, ça arrive, mais elle ne rentre pas trop dans les détails. Quand j’essaie d’en parler avec elle, elle coupe court tout de suite. »
« Alors peut-être que vous pouvez m’en parler à moi, » dit Skinner. « Et me raconter les détails de ce jour-là, car il est clair que vous avez besoin d’en parler. Alors pourquoi pas avec moi… quelqu’un d’impartial. »
« Eh bien, comme je vous le disais plus tôt, c’était un bête et regrettable accident. »
« Mais on a quand même arrêté votre père, » précisa Skinner. « Je ne suis pas au courant de l’affaire, mais je ne penche pas pour la thèse de l’accident. Et je me demande pourquoi vous avez si clairement l’impression que c’en était un. Alors racontez-moi. Qu’est-ce qui est arrivé ce jour-là ? De quoi vous rappelez-vous ? »
« Eh bien, ce fut un accident causé par mon père. C’est pour ça qu’il a été arrêté. Il n’a même pas essayé de le cacher. Il était saoul, ils se sont disputés et il l’a poussée. »
« Je vous offre l’occasion de raconter cette journée plus en détails et c’est tout ce que vous me dites ? » dit Skinner, sur un ton aimable.
« Eh bien, c’est un peu flou, » admit Chloé. « Vous savez comme les souvenirs du passé ont toujours tendance à être un peu embellis. »
« C’est vrai. Alors… J’aimerais essayer quelque chose avec vous. Vu que c’est la première fois que nous nous voyons, je ne vais pas essayer l’hypnose. Mais je vais essayer une autre forme de thérapie. Certains l’appellent la thérapie chronologique. Pour aujourd’hui, j’espère juste que cela pourra nous permettre de mettre le doigt sur certains détails de ce jour-là – des détails qui sont bien présents dans votre esprit mais que vous avez en quelque sorte bloqués car vous avez peur de les voir. Si on continue à se voir, ce type de thérapie permettra finalement d’éliminer la peur et l’anxiété que vous ressentez quand vous êtes confrontée à cette journée. Est-ce que c’est quelque chose que vous êtes prête à essayer aujourd’hui ? »
« Oui, » dit-elle, sans aucune hésitation.
« OK. Alors… commençons par l’endroit où vous étiez assise. Je veux que vous fermiez les yeux et que vous vous détendiez. Prenez un instant pour vider votre esprit et installez-vous confortablement. Faites-moi un léger signe de la tête quand vous serez prête. »
Chloé obtempéra et s’enfonça plus profondément dans son fauteuil. C’était un fauteuil très confortable en simili cuir. Elle sentit que ses épaules continuaient à être tendues, un peu mal à l’aise d’être aussi vulnérable en face de quelqu’un qu’elle n’avait jamais rencontré auparavant. Elle prit une profonde inspiration et ses épaules s’affaissèrent. Elle se blottit au fond du fauteuil, se concentra sur le bruit de l’air conditionné et fit un léger signe de la tête. Elle était prête.
« OK, » dit Skinner. « Vous êtes sur le porche avec votre sœur. Et maintenant, même si vous ne vous rappelez plus le genre de chaussures que vous portiez ce jour-là, je veux que vous imaginiez que vous regardez vos pieds. Regardez vos chaussures. Je veux que vous vous concentriez sur elles et sur rien d’autre – juste les chaussures que vous portiez ce jour-là, quand vous aviez dix ans. Vous êtes sur le porche avec votre sœur. Mais vous ne regardez que vos chaussures. Décrivez-les-moi. »
« Des Chuck Taylors, » dit Chloé. « Rouges. Un peu abîmées. Avec des grands lacets. »
« Parfait. Maintenant, observez-bien ces lacets. Concentrez-vous sur eux. Je veux ensuite que vous imaginiez que vous vous levez, mais sans cesser de regarder ces lacets. Je veux que vous vous leviez et que vous retourniez à l’endroit où vous étiez avant de découvrir tout ce sang sur la moquette en bas des escaliers. Je veux que vous retourniez en arrière de quelques heures. Mais sans cesser de regarder ces lacets. Est-ce que vous pouvez faire ça ? »
Chloé savait qu’elle n’était pas sous hypnose mais les instructions lui semblaient si simples. Simples et faciles. Elle se vit mentalement se mettre debout et rentrer dans l’appartement. Quand elle le fit, elle vit le sang et elle vit sa mère.
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