La victime était une femme qui devait avoir la trentaine. Elle avait été frappée à la tête avec un objet solide – probablement le grille-pain réduit en morceaux qui se trouvait à quelques mètres d’elle. L’impact l’avait atteinte sur le côté gauche du front et il avait été assez violent pour briser l’orbite de son œil. On aurait dit que ce dernier était sur le point de sortir de son orbite et rouler sur le sol à tout moment. Une flaque de sang entourait sa tête comme un halo.
Mais ce qui était peut-être le plus bizarre, c’était que son pantalon de jogging était baissé à ses chevilles et son sous-vêtement à hauteur de ses genoux. Chloé s’accroupit pour observer le corps de plus près, à la recherche d’autres éléments. Elle vit deux petites égratignures sur le côté de son cou. Elles avaient l’air récentes et elles avaient la forme d’ongles.
« Où est le mari ? » demanda-t-elle.
« En détention, » dit Greene. « Il a avoué le meurtre et il a raconté à la police ce qui s’était passé. »
« Mais si c’est un cas de violence domestique, pourquoi faire appel au FBI ? » demanda-t-elle.
« Parce que ce type a été arrêté il y a trois ans pour avoir battu sa première femme si violemment qu’elle avait fini aux urgences. Mais elle n’avait pas porté plainte. Et il y a deux semaines, l’ordinateur du mari a été signalé pour de potentiels snuff movie. »
Chloé assimila toutes ces informations et les appliqua à la scène qu’elle avait devant les yeux. Elle remit en place toutes les pièces du puzzle et partagea sa théorie à voix haute, au fur et à mesure qu’elle se construisait dans son esprit.
« Vu les antécédents de ce type, il était sujet à la violence. Et même à l’extrême violence, à en juger par le grille-pain en mille morceaux. Le pantalon de jogging baissé et le sous-vêtement en partie baissé, indiquent qu’il essayait d’avoir des relations sexuelles avec elle, ici dans la cuisine. Peut-être même qu’ils étaient occupés à en avoir et qu’elle voulait qu’il arrête. Les égratignures au niveau du cou indiquent que le sexe était brutal, et que c’était soit consentant au début ou entièrement contre sa volonté. »
Elle s’interrompit et examina le sang de plus près. « Le sang a l’air relativement récent. Je pense que le meurtre ne remonte pas à plus de six heures. »
« Et quelle serait la prochaine étape ? » demanda Greene. « Si nous n’avions pas ce type en détention et qu’on était à sa recherche, qu’est-ce que vous feriez ensuite ? »
« Je commencerais par vérifier s’il y a bien eu des relations sexuelles. Le but serait d’obtenir son ADN et de le retrouver. Mais en attendant les résultats d’analyse ADN, je passerais l’endroit au peigne fin, à la recherche d’indices, comme par exemple un portefeuille dans la chambre à coucher, en espérant pouvoir tomber sur une carte d’identité. Bien sûr, ça, ce ne serait que dans le cas où le mari ne serait pas suspect. On pourrait alors peut-être retrouver le type via sa carte d’identité. »
Greene lui sourit, en hochant la tête. « C’est exact. Tu ne peux pas imaginer le nombre de stagiaires qui tombent dans le piège. Vu qu’on est dans la maison du type, on connaît déjà son nom. Mais si le mari n’était pas soupçonné, tu aurais tout à fait raison. Ce serait la marche à suivre. Autre chose… Fine, est-ce que ça va ? »
La question la prit par surprise – surtout parce qu’en fait, ça n’allait pas du tout. Elle avait complètement décroché, les yeux rivés sur la flaque de sang qui s’étalait sur le carrelage de la cuisine. Ce sang la ramenait à son passé, au jour où elle avait vu une flaque de sang sécher sur la moquette en bas des escaliers.
Elle fut soudain prise d’un malaise. Elle s’appuya contre l’îlot de la cuisine et elle eut peur de se mettre à vomir. C’était alarmant et plutôt gênant.
Est-ce que ça va être comme ça à chaque fois que je me retrouve confrontée à une scène de crime un peu violente ? À toute situation qui ressemble vaguement à ce qui est arrivé à maman ?
Elle repensa alors à l’une des toutes premières choses que Sally lui ait dite : Je ne vois pas comment une femme peut devenir un agent hors pair. Surtout avec ton passé traumatique. Je me demande si ce n’est pas le genre de stress que tu ramènes avec toi à la maison…
« Excusez-moi, je suis désolée, » murmura-t-elle. Elle sortit de la cuisine et se précipita vers la porte d’entrée. Elle faillit tomber dans les escaliers qui menaient à la pelouse devant la maison. Elle était sûre qu’elle allait se mettre à vomir.
Heureusement, elle parvint à éviter cette situation gênante. Elle prit une série de profondes inspirations, en se concentrant tellement sur elles qu’elle faillit ne pas remarquer Greene qui descendait silencieusement l’escalier du porche.
« Il y a certaines affaires qui m’affectent plus que d’autres aussi, » lui dit-il. Il garda une distance respectueuse, pour qu’elle puisse reprendre ses esprits. « Tu seras confrontée à des scènes bien pires que ça. Mais malheureusement, après un temps, tu commences à devenir insensible. »
Elle acquiesça d’un signe de tête, c’était quelque chose qu’on lui avait déjà dit. « Je sais. C’est juste… que cette scène a fait remonter des choses. Des souvenirs dont je n’aime pas me rappeler. »
« Le FBI a des thérapeutes exceptionnels pour aider les agents à traverser ce genre de difficultés. Alors ne pense jamais que tu es seule ou que ce genre de réaction fait de toi un moins bon agent. »
« Merci, » dit Chloé, qui parvint finalement à se redresser.
Elle réalisa soudain que sa sœur lui manquait terriblement. Bien que cela puisse paraître morbide, elle était à chaque fois envahie de tendres pensées pour Danielle quand des souvenirs du jour où leur mère était morte lui revenaient en mémoire. Et ce n’était pas différent aujourd’hui. Chloé ne pouvait s’empêcher de penser à sa sœur. Danielle était passée par des moments difficiles au fil des ans – victime des circonstances mais également de ses propres mauvais choix. Et maintenant que Chloé vivait si près d’elle, cela semblait impensable qu’elles soient aussi distantes l’une de l’autre.
Bien sûr, elle avait invité Danielle à venir à la fête de quartier ce weekend mais Chloé était incapable d’attendre aussi longtemps. Et de toute façon, elle savait déjà qu’elle ne viendrait pas.
Tout à coup, elle sut exactement ce qu’elle voulait : il fallait qu’elle aille la voir maintenant.
***
Chloé ne savait pas pourquoi elle se sentait aussi nerveuse en frappant à la porte de Danielle. Elle savait que Danielle était là. Elle avait vu sa voiture garée sur le parking de son immeuble. La même voiture qu’elle avait en tant qu’adolescente, bardée d’autocollants de groupes rock. Nine Inch Nails. KMFDM. Ministry. En voyant cette voiture avec ces autocollants, une vague de nostalgie qui ressemblait plus à de la tristesse envahit Chloé.
Est-ce qu’elle n’a vraiment pas grandi du tout ? se demanda Chloé.
Quand Danielle ouvrit la porte, Chloé vit qu’effectivement elle n’avait pas changé. En tout cas, c’était l’apparence qu’elle en donnait.
Les sœurs se regardèrent pendant un instant avant de s’embrasser brièvement. Chloé remarqua que Danielle continuait à se teindre les cheveux en noir. Elle portait toujours aussi une boucle d’oreille saillante au coin gauche de ses lèvres. Ses yeux étaient entourés d’un trait léger d’eyeliner noir et elle portait un t-shirt Bauhaus et un jean déchiré.
« Chloé, » dit Danielle, avec un léger sourire. « Comment vas-tu ? »
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