Toutefois, il n’était pas allé plus loin que l’ouverture d’un carton. C’était toujours mieux que rien.
Le bus n’a jamais de retard, pensa-t-il. Il est toujours là entre quinze heures vingt-trois et quinze heures vingt-cinq. Il est quinze heures trente-et-une.
Je les appelle.
Il s’empara de son téléphone mobile sur le bureau et composa le numéro de Maya. Il fit les cent pas pendant qu’il sonnait, essayant de ne pas penser aux choses horribles qui avaient pu arriver aux filles entre l’école et la maison.
Il finit par tomber sur la messagerie vocale.
Reid se hâta de descendre l’escalier pour se diriger vers l’entrée, puis il enfila une veste légère. En Virginie, le climat du mois de mars était bien plus doux qu’à New York, mais encore un peu frais. Clés de voiture en main, il tapa le code de sécurité à quatre chiffres sur le panneau mural pour configurer le système d’alarme en mode “absent”. Il connaissait la route précise empruntée par le bus : il pourrait faire le chemin en sens inverse jusqu’au lycée si nécessaire, et…
Alors qu’il ouvrait la porte d’entrée, le bus jaune vif s’arrêta au bout de son allée.
“Grillé,” murmura Reid. Il ne pouvait pas vraiment retourner se cacher dans la maison. Elles l’avaient sans aucun doute repéré. Ses deux adolescentes sortirent du bus et remontèrent l’allée, s’arrêtant timidement devant la porte qu’il barrait à présent, alors que le bus était en train de repartir.
“Salut les filles,” dit-il aussi gaiement que possible. “Comment s’est passé l’école ?”
Son aînée, Maya, lui jeta un regard suspicieux en croisant les bras sur sa poitrine. “Tu allais où comme ça ?”
“Euh… j’allais juste chercher le courrier à la boîte aux lettres,” lui dit-il.
“Avec tes clés de voiture ?” Elle désigna son poing du doigt, dans lequel il tenait serrées les clés de son SUV gris métallisé. “Essaie encore.”
Oups, pensa-t-il. Grillé. “Le bus était en retard. Et vous savez ce que je dis : si vous avez du retard, vous devez m’appeler. Et pourquoi n’avez-vous pas répondu au téléphone ? J’ai essayé de vous appeler…”
“Six minutes, Papa.” Maya secoua la tête. “Six minutes, ce n’est pas du retard.’ Six minutes, c’est juste dû au trafic. Il y a eu un accrochage sur la route.”
Il fit un pas de côté pour les laisser entrer dans la maison. Sa plus jeune fille, Sara, lui fit un bref câlin en lui murmurant, “Salut, Papa.”
“Salut, ma puce.” Reid referma la porte à clés derrière eux et tapa de nouveau le code de l’alarme, avant de se retourner vers Maya. “Trafic ou pas, je veux être prévenu si vous devez avoir du retard.”
“Tu es névrosé,” murmura-t-elle.
“Pardon ?” Reid cligna des yeux, surpris. “Tu sembles confondre névrose et inquiétude.”
“Oh, je t’en prie,” rétorqua Maya. “Tu ne nous as pas quitté des yeux depuis des semaines. Pas une fois depuis que tu es rentré.”
Comme d’habitude, elle avait raison. Reid avait toujours été un père protecteur, et il l’était devenu encore plus depuis le décès de sa femme et de leur mère, Kate, survenu deux ans plus tôt. Mais, depuis ces quatre dernières semaines, il était devenu un véritable père hélicoptère, constamment en vol stationnaire et, s’il était tout à fait honnête envers lui-même, peut-être légèrement autoritaire.
Mais il n’était pas près de l’admettre.
“Ma chère et tendre enfant,” dit-il d’un air taquin, “à l’aube de l’âge adulte, tu vas devoir apprendre une vérité très dure à encaisser… à savoir que, parfois, tu as tort. Et là, tout de suite, tu as tort.” Il esquissa un sourire, mais pas elle. Il était dans sa nature de tenter de dissiper les tensions avec ses filles par de l’humour, mais Maya n’était pas dupe.
“Peu importe.” Elle se dirigea de l’entrée vers la cuisine. Elle avait seize ans et elle était sacrément intelligente pour son âge… parfois même, peut-être, trop intelligente pour son propre bien. Elle avait les cheveux bruns de Reid et son penchant pour les discours dramatiques mais, dernièrement, elle semblait avoir été contaminée par la propension qu’ont les adolescents à l’angoisse, tout du moins à la mauvaise humeur… découlant certainement d’un mélange entre les errements constants de Reid et l’absence évidente d’informations sur les événements qui étaient survenus le mois précédent.
Sara, la plus jeune des deux, monta à l’étage. “Je vais me mettre à mes devoirs,” dit-elle tranquillement.
Resté seul dans le couloir de l’entrée, Reid soupira et s’adossa contre le mur blanc. Il avait le cœur serré à cause de ses filles. Sara avait quatorze ans, était généralement gaie et douce, mais quand le sujet de ce qui s’était passé en février était abordé, elle devenait silencieuse ou quittait la pièce. Elle n’avait tout simplement pas envie d’en parler. À peine quelques jours plus tôt, Reid avait essayé de l’inciter à voir un thérapeute, une tierce personne neutre à qui elle pourrait parler. (Bien sûr, il faudrait que ce soit un docteur affilié à la CIA) Sara avait refusé d’un simple et succinct “non merci” et s’était dépêchée de quitter la pièce avant que Reid puisse prononcer un mot de plus.
Il détestait cacher la vérité à ses filles, mais c’était nécessaire. En dehors de l’agence et d’Interpol, personne ne devait connaître la vérité : à savoir que, depuis un peu plus d’un mois, il avait retrouvé une partie de ses souvenirs en tant qu’agent de la CIA sous le pseudonyme Kent Steele, également connu de ses pairs et de ses ennemis sous le nom d’Agent Zéro. Un suppresseur de mémoire expérimental dans sa tête lui avait fait complètement oublier Kent Steele et son métier d’agent pendant près de deux ans, jusqu’à ce que le dispositif soit retiré de son crâne.
La plupart de ses souvenirs en tant que Kent n’étaient toujours pas revenus. Ils étaient là, emprisonnés quelque part dans les tréfonds de son cerveau, coulant au goutte à goutte comme un robinet qui fuit, en général quand une stimulation visuelle ou orale les délivrait. Le retrait sauvage du suppresseur de mémoire avait causé un choc à son système limbique qui empêchait les souvenirs de revenir tout d’un coup… et Reid en était plutôt soulagé. En se basant sur le peu qu’il savait de sa vie en tant qu’Agent Zéro, il n’était pas sûr de vouloir se souvenir de tout. Sa plus grosse inquiétude était de se rappeler de quelque chose dont il ne voudrait pas se souvenir, un regret douloureux ou un acte horrible dont Reid Lawson aurait du mal à vivre en le sachant.
En outre, il avait été extrêmement occupé en permanence depuis les événements de février. La CIA l’avait aidé à reloger sa famille. À son retour aux États-Unis, il avait été envoyé avec ses filles à Alexandria, en Virginie, pas très loin de Washington, DC. L’agence l’avait également aidé à trouver un poste de professeur adjoint à l’Université de Georgetown.
Depuis, il avait été pris dans un tourbillon de choses à faire : inscrire les filles dans leur nouvelle école, s’acclimater à son nouveau boulot et déménager dans cette nouvelle maison en Virginie. Mais Reid y avait grandement contribué en s’occupant constamment l’esprit avec de nouvelles tâches qu’il se créait lui-même. Il avait repeint les pièces. Il avait amélioré la domotique. Il avait acheté de nouveaux meubles et de nouveaux vêtements pour l’école des filles. Il pouvait se le permettre : la CIA lui avait alloué une belle somme pour son implication à stopper l’organisation terroriste appelée Amon. C’était plus que son salaire annuel en tant que professeur. La somme lui était versée mensuellement pour éviter toute suspicion. Les chèques arrivaient sur son compte bancaire en tant que frais de consultation pour une fausse société d’édition censée créer une série de livres d’histoire à publier.
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