Luke s’accroupit sur un banc bas dans la soute des soldats. Il sentait un mélange familier de peur, d’adrénaline et d’excitation. Il avait avalé une Dexedrine juste après le décollage et elle commençait à faire effet. Soudain, il se sentait plus vif et plus alerte qu’avant.
Il connaissait les effets de ce médicament. Son rythme cardiaque montait. Ses pupilles se dilataient, laissant entrer plus de lumière, ce qui lui permettait de mieux y voir. Son ouïe était plus fine. Il avait plus d’énergie, plus d’endurance et il pouvait rester éveillé longtemps.
Assis en avant sur leurs bancs, les hommes de Luke ne le quittaient pas des yeux. Ses pensées allaient trop vite pour qu’il puisse les formuler.
— Les enfants, dit-il. Surveillez-les. Nous savons qu’il y a des femmes et des enfants dans le camp et que certains d’entre eux appartiennent à la famille de la cible. Nous ne tirerons pas sur les femmes et les enfants cette nuit. Compris ?
Des voix résignées répondirent.
— On a compris.
— Compris.
C’était inévitable lors de ces missions. La cible vivait toujours entourée de femmes et d’enfants. Les missions avaient toujours lieu la nuit. Il y avait toujours de la confusion. Les enfants avaient tendance à faire des choses imprévisibles. Luke avait vu des hommes hésiter à tuer des enfants puis payer le prix de leur hésitation quand les enfants en question s’avéraient être des soldats qui, eux, n’hésitaient pas à les tuer. Pour rendre les choses encore pires, leurs compagnons tuaient les enfants-soldats juste après, dix secondes trop tard.
À la guerre, les gens mouraient. Ils mouraient brusquement et souvent pour les raisons les plus absurdes qui soient, comme quand ils refusaient de tuer les enfants, qui mouraient une minute plus tard de toute façon.
— Cela dit, ne mourez pas là-bas cette nuit et ne laissez pas mourir vos frères.
L’hélicoptère continuait à avancer comme il le pouvait dans l’obscurité qui crachait et hurlait. Le corps de Luke se balançait et rebondissait avec l’hélicoptère. Dehors, il y avait de la poussière et du sable qui volait tout autour d’eux. Ils n’allaient pas tarder à sortir, maintenant.
— Si nous surprenons ces gars en plein sommeil, ça nous facilitera peut-être la tâche. Ils ne nous attendent pas cette nuit, c’est certain. Je veux qu’on arrive, qu’on capture la cible en dix minutes et qu’on remonte dans l’hélicoptère dans les quinze minutes.
L’hélicoptère secoua et rua. Il avait du mal à rester en l’air.
Luke s’interrompit et inspira.
— N’hésitez pas ! Prenez l’initiative et gardez-la. Bousculez-les constamment. Faites-leur peur. Faites ce qui vous vient naturellement en tête.
Il leur disait ça juste après leur avoir dit de se méfier des enfants. Il leur envoyait des messages contradictoires, il le savait. Il aurait fallu qu’il reste logique, mais c’était dur avec une nuit sombre, une tempête de poussière démente, un hélicoptère qui tombait en panne avant même que la mission ait commencé et un commandant qui refusait de faire demi-tour.
Une pensée lui traversa la tête à la vitesse de l’éclair, si vite qu’il faillit ne pas la reconnaître.
Annule. Annule cette mission.
Il regarda les deux lignes d’hommes. Ils le regardèrent. L’enthousiasme que ces gens-là manifestaient en temps normal manquait terriblement à l’appel. Deux soldats jetèrent un coup d’œil par les hublots.
Un jet continu de sable aspergeait l’hélicoptère. C’était comme si l’hélicoptère était un sous-marin sous l’eau, sauf que l’eau avait été remplacée par de la poussière.
Luke pouvait annuler la mission. Il pouvait choisir de ne pas obéir à Heath. Ces hommes lui obéiraient plutôt qu’à Heath, car c’étaient ses hommes, pas ceux de Heath. Ils en souffriraient terriblement, bien sûr. Heath s’en prendrait à lui. Don essaierait de protéger Luke.
Mais Don serait un civil.
On les accuserait d’insubordination dans le meilleur des cas et de mutinerie dans le pire des cas. La cour martiale serait quasiment inévitable. Luke connaissait les précédents : un ordre dément et suicidaire n’était pas forcément illégal. Luke perdrait le procès à la cour martiale, quel qu’il soit.
Il fixait encore les hommes du regard. Ils le fixaient encore eux aussi. Il le voyait dans leurs yeux, ou du moins pensait le voir :
Annulez la mission.
Luke se débarrassa de cette idée.
Il regarda Wayne. Wayne leva les sourcils et haussa légèrement les épaules.
À toi de décider.
— Allez, les gars, dit Luke. Frappez dur et vite, cette nuit. On ne perd pas de temps. On entre, on fait notre boulot et on revient. Croyez-moi, ça va passer comme une lettre à la poste.
22 h 01, heure afghane (13 h 01, Heure Avancée de l’Est)
Près de la frontière pakistanaise
Dans le district de Kamdesh
Dans la province du Nouristan, en Afghanistan
— Go ! cria Luke. Go ! Go ! Go !
Deux cordes épaisses descendaient de la porte de l’hélicoptère. Les hommes descendaient par ces cordes, puis disparaissaient dans les tourbillons de poussière. Ils auraient pu être à trois cents mètres d’altitude ou à trois mètres au-dessus de la cour de récré.
Le vent hurlait. Un sable et une poussière mordants s’insinuaient partout. Luke avait le visage couvert par un masque à respirateur. Lui et Heath furent les derniers à sortir par la porte. Heath portait un masque similaire. Ils ressemblaient à deux survivants d’une guerre nucléaire.
Heath regarda Luke. Sa bouche bougeait sous son masque.
— Nous allons devenir des légendes, Stone !
Luke appuya sur le bouton START vert de son chronomètre. Il allait falloir se presser.
Il jeta un coup d’œil sous lui. Il ne voyait rien, que ce soit là-dessous ou ailleurs. Il fallait vraiment avoir la foi. Il franchit le bord et tomba dans l’obscurité lugubre. Deux secondes plus tard, peut-être trois, il heurta violemment le sol. L’atterrissage envoya une onde de choc dans ses jambes.
Il lâcha la corde et regarda autour de lui, essayant de prendre ses repères.
Heath atterrit une seconde plus tard.
Des hommes masqués apparurent dans l’obscurité. Martinez, Hendricks. Hendricks montra derrière lui.
— Le mur est là !
Quelque chose de grand se profilait là-bas. OK, c’était le mur du camp. Deux feux ternes brillaient dessus.
Hendricks disait quelque chose, mais Luke ne l’entendait pas.
— Quoi ?
— Ils savent !
Ils savent ? Qui ? Que savent-ils ?
Au-dessus de leurs têtes, le son des moteurs de l’hélicoptère changea quand l’appareil se mit à s’élever. Soudain, une lumière éclatante brilla par-dessus le mur.
Quelque chose passa tout près à toute vitesse avec une sorte de cri.
Un mortier.
— On nous tire dessus ! cria Luke. On nous tire dessus !
Tout autour de lui, de vagues ombres se jetèrent au sol.
Deux autres lumières éclatantes apparurent.
Puis une autre.
Et encore une autre.
Comment ont-ils su ?
Dans la sombre obscurité du ciel, quelque chose explosa et apparut orange et rouge pâle. Dans la tempête de sable, l’explosion faisait penser au craquement d’un orage lointain. L’hélicoptère. Il avait été frappé.
De sa position privilégiée sur le sol, Luke le regarda tourner dans le ciel en laissant une traînée orange sur le fond noir. Il fit une boucle vers la droite et tournoya. Ses moteurs hurlaient et Luke pensa entendre le son de ses pales.
Whump. Whump. Whump. Whump.
Il semblait se déplacer au ralenti, de côté et vers le bas. Illuminant la nuit comme une balle traçante, il passa au-dessus du mur en pierre du camp.
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