Raymond tira sur ses chaînes à cette pensée, comme s’il était possible de s’en libérer par la force. Le métal le retint facilement, usant le peu de force qui lui restait jusqu’à ce qu’il s’effondre à nouveau contre le bois.
— Regarde-les, essayant de se libérer, dit l’arbalétrier en riant.
Raymond vit le charretier hausser les épaules.
— Ils se battront mieux que ça le moment venu.
Raymond voulut savoir ce que l’homme voulait dire par là, mais il savait qu’il n’avait aucune chance d’obtenir une réponse et toutes les chances de se faire battre comme son frère l’avait été. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de rester assis en silence pendant que la charrette continuait son voyage brinquebalant le long de la route de terre. Il devina que cela faisait partie du tourment de la situation : l’ignorance, et la conscience de sa propre impuissance, avec l’incapacité totale de faire quoi que ce soit pour savoir où ils allaient, et encore moins pour détourner la charrette de sa route.
Elle remontait à travers champs, le long de bosquets d’arbres et d’espaces où les villages s’étendaient dans un silence feutré. Le sol autour d’eux semblait s’élever, se dirigeant vers un fort presque aussi vieux que le royaume lui-même au sommet d’une des collines, les pierres abîmées se dressant comme une sorte de témoignage du royaume qui avait existé avant lui.
— On y est presque, les gars, dit le charretier avec un sourire qui montrait qu’il appréciait que bien trop la situation. Prêt à voir ce que le duc Altfor a en tête pour vous ?
— Duc Altfor ? demanda Raymond, à peine capable d’y croire.
— Ton frère a réussi à tuer le vieux duc, dit l’arbalétrier. Il lui a jeté une lance en plein cœur depuis la fosse, puis il a fui comme le lâche qu’il est. Maintenant, vous allez payer pour ses crimes.
Dès qu’il prononça ces paroles, les pensées et les sentiments de Raymond se mirent à bouillonner. Si Royce avait vraiment fait cela, cela signifiait que son frère adoptif avait accompli quelque chose d’incroyable pour la cause de la liberté, et qu’il s’en était sorti ; ces deux choses appelaient à la célébration. En même temps, Raymond ne pouvait qu’imaginer les choses que le fils de l’ancien duc allait vouloir faire par vengeance, et sans Royce pour assumer, ils seraient logiquement la cible de sa fureur.
Il se mit alors à maudire Geneviève. Si son frère ne l’avait jamais vue, rien de tout cela ne serait arrivé, et ce n’était même pas comme si elle se souciait de Royce, n’est-ce pas ?
— Ah, dit l’arbalétrier. Je pense qu’ils commencent à comprendre.
Les chevaux qui tiraient cette charrette continuaient leur cheminement, se déplaçant au rythme régulier des créatures beaucoup trop habituées à leur tâche, et qui savaient qu’au moins ils reviendraient de leur destination.
Ils gravirent la colline, et Raymond sentit la tension monter chez ses frères. Garet ne cessait de s’agiter, comme s’il pouvait trouver un moyen de se libérer et de sauter du chariot. S’il y parvenait, Raymond espérait qu’il en profiterait pour s’enfuir et ne pas regarder en arrière, même s’il savait que les cavaliers seraient probablement capables de l’abattre avant qu’il n’ait fait une douzaine de pas. Lofen serrait et desserrait les mains, murmurant ce qui ressemblait à une prière. Raymond doutait que cela serve à quoi que ce soit.
Finalement, ils atteignirent le sommet de la colline et Raymond vit ce qui les attendait. Cette vision suffit à le projeter au fond de la charrette, incapable de se résoudre à bouger.
Des potences étaient disposées autour du sommet de la colline, grinçant dans le vent des cages y étaient suspendues par de lourdes chaînes à l’ombre de la tour effondrée. Elles contenaient des corps, certains nettoyés par des charognards, d’autres suffisamment intacts pour que Raymond puisse voir les horribles blessures et marques de morsures qui les recouvraient, les brûlures et les endroits où la peau avait été retirée par ce qui devait être de longues lames. Des symboles étaient gravés dans la chair, et Raymond reconnut une femme qui avait été traînée hors de leur cellule auparavant, des tourbillons et des runes gravés sur son corps mutilé.
— Picti, murmura Lofen avec une horreur évidente, mais Raymond constata que même cela n’était pas le pire.
Les gens à l’intérieur les cages montraient des blessures qui suggéraient qu’ils avaient été torturés et tués, exposés à la fureur des gens sauvages qui étaient venus là, mais ce qui se trouvait sur la pierre au centre de la colline était pire, bien pire.
La pierre elle-même était une dalle qui avait été sculptée à la fois avec les symboles du peuple sauvage, et avec des signes qui auraient pu être magiques si de telles choses avaient été courantes à l’époque. Les restes d’un homme gisaient enchaînés dessus, et le pire, le pire, c’était qu’il gémissait dans un semblant de vie agonisante alors qu’il semblait en avoir été privé. Son corps était lacéré de coupures et de brûlures, de marques de morsures et de déchirures de griffes, mais il vivait encore, d’une manière impossible.
— Ils appellent ça une pierre de vie, dit le charretier avec un ricanement qui montrait qu’il savait exactement quel degré d’horreur ressentait Raymond en cet instant. Ils disent qu’autrefois, les guérisseurs s’en servaient pour maintenir les hommes en vie pendant qu’ils cousaient et travaillaient. Nous avons trouvé une meilleure utilisation pour celle-ci.
— Meilleure ? s’exclama Raymond. C’est…
Il n’avait même pas les mots pour ce que c’était. Qualifier cela de « mal » ne suffisait pas. Ce n’était pas un crime contre les lois des hommes, mais quelque chose qui s’opposait à tout ce qui avait toujours existé dans la nature. C’était mal d’une manière qui semblait se dresser contre tout ce qui était vivant, sain d’esprit, et ordonné.
— C’est ce que les traîtres obtiennent, à moins qu’ils n’aient la chance de mourir avant, dit le charretier. Il fit un signe de tête aux deux cavaliers qui avaient accompagné la charrette. Enlevez ça. Quoi qu’il ait fait, ce n’est plus son tour. Videz les cages pour que ça attire les animaux.
En grommelant, les deux gardes se mirent au travail, et Raymond se serait alors enfui s’il avait pu, ses chaînes ne le retenaient que trop bien. Il ne pourrait même pas se soulever par-dessus le rebord de la charrette, et encore moins se relever après cela. Les gardes semblaient le savoir, se déplaçant d’une cage à l’autre, en extirpant les cadavres d’hommes et de femmes et les jetant à terre. Certains se brisèrent dans leur chute, des morceaux de corps se dispersant sur le flanc de la colline pour ce qui viendrait les dévorer.
La femme qui avait été dans la cellule frôla la pierre au cœur de la colline lorsqu’ils jetèrent son corps sur le côté et ses yeux s’ouvrirent en grand. Elle poussa alors un cri qui, Raymond en était certain, le hanterait jusqu’au moment de sa mort, si brut et empreint de douleur qu’il ne put même pas imaginer les souffrances qu’elle y avait endurées.
— Elle devait être encore en vie, dit celui avec l’arbalète, tandis que les autres la traînaient loin de la pierre.
Elle se tut à nouveau dès qu’elle cessa de toucher la pierre et, pour faire bonne mesure, l’arbalétrier lui ficha un carreau dans la poitrine avant qu’ils ne la jettent sur le côté.
Ils traînèrent ensuite l’homme sur la pierre pour le dégager et pour Raymond, le pire fut quand il les remercia de le faire. Il les remercia de l’avoir traîné un peu plus loin pour mourir. Dès qu’il quitta la pierre, Raymond le vit passer d’un homme qui se débattait et criait à un morceau de viande sans vie, à tel point que le geste du garde sembla superflu quand il lui trancha la gorge, juste pour être sûr.
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