Dès que madame Dashwood put se soutenir, son premier désir fut de revoir Maria. Elinor demanda seulement la permission de l’annoncer sans autre préparation. Maria était assez bien pour n’en avoir pas besoin ; et, deux minutes après, la plus tendre des mères était assise sur le lit de son enfant bien aimée, rendue plus chère encore par son absence, son malheur et son danger. Elinor jouissait avec délices de leur bonheur mutuel ; mais en bonne et sévère garde, elle conjura Maria de se calmer, et sa mère de ne pas trop exciter sa sensibilité. Madame Dashwood pouvait être calme et prudente, quand il s’agissait de la vie de l’une de ses enfans, et Maria, contente de savoir sa mère auprès d’elle, se sentant elle-même trop faible pour parler, se soumit au silence prescrit par ses bonnes gardes. Madame Dashwood voulut absolument passer cette nuit à côté d’elle ; et Elinor, qui ne s’était pas couchée les deux dernières nuits, consentit à obéir à sa maman et à se mettre au lit. Elle s’y reposa physiquement, mais ne dormit point ; ses esprits étaient trop agités. Willoughby, le pauvre Willoughby ! comme elle se permettait de l’appeler, était constamment présent à sa pensée ; elle n’aurait pas voulu, pour le monde, avoir refusé d’entendre sa demi-justification. Tantôt elle se blâmait de l’avoir jugé trop sévèrement, et quelquefois s’accusait d’être à présent trop indulgente. Mais sa promesse de le justifier auprès de Maria, était invariablement pénible. Elle redoutait le moment où Maria apprendrait qu’il était moins coupable, et craignait que peut-être cet amour si passionné ne se ranimât avec plus de force. Elle doutait du moins qu’après cette explication, sa sœur pût jamais être heureuse avec un autre homme, et se surprenait alors à désirer que Willoughby redevînt libre… Mais elle se rappelait aussi le bon, l’excellent colonel Brandon, et sentait ses souffrances plus que celles de son rival. La main de Maria devait être sa récompense. Elle savait, à n’en pas douter, qu’il serait pour elle le meilleur et le plus tendre des maris, et désirait alors tout autre chose que la mort de madame Willoughby.
Au moment où le colonel était arrivé à Barton-Chaumière, il avait trouvé madame Dasbwood prête à partir. Elle ne pouvait supporter plus long-temps son inquiétude, et s’était décidée d’aller à Cleveland avec sa femme de chambre. Elle n’attendait que l’arrivée de madame Carrey, une de ses connaissances d’Exceter, qui voulait bien se charger d’Emma pendant son absence, sa mère n’osant pas la mener avec elle à cause de la contagion. Mais l’arrivée du colonel et la lettre d’Elinor, en redoublant ses alarmes, la déterminèrent à partir tout de suite. Elle laissa Emma à sa femme de chambre de confiance, qui devait la remettre le lendemain à madame Carrey, et se mit en route avec le colonel. La bonne madame Jennings fut enchantée de la trouver là à son lever, et la combla de soins et d’amitiés. Elle voulait lui conter tous les détails de la maladie de Maria, s’interrompait pour la conjurer d’aller se coucher, pour recommander à Betty d’en avoir soin, etc. etc. etc.
Maria continua de jour en jour à se trouver mieux, et avec sa santé revint aussi graduellement la brillante gaieté de madame Dashwood, et tout le feu de son imagination. Elle disait et répétait souvent qu’elle était à présent la plus heureuse femme qu’il y eût au monde. Elinor ne put s’empêcher d’être intérieurement un peu surprise que sa mère ne regrettât point Edward, et ne parût pas même se le rappeler. Elinor lui avait écrit tout ce qui s’était passé, sans même lui cacher son chagrin de la perte de cet ami, dont elle se croyait si sûre ; mais elle en parlait avec la raison et la mesure qu’elle mettait à tout, et madame Dashwood la prit au pied de la lettre, et jugea qu’elle n’était pas très affligée d’un événement dont elle parlait avec autant de calme. La maladie de sa fille favorite vint ensuite l’occuper exclusivement. Tout autre malheur ne lui parut rien auprès de celui de la perdre, et d’avoir à se reprocher d’en être la cause, en ayant encouragé son malheureux attachement pour Willoughby. Aussi le bonheur de son rétablissement effaçait toute autre pensée. Elle avait de plus un grand sujet de joie, dont Elinor ne se doutait pas, et qu’elle lui apprit au premier moment où elles se trouvèrent en tête à tête.
— Enfin nous voilà seules, mon Elinor, et je puis vous parler de mon bonheur ! Le colonel Brandon aime Maria, il me l’a dit lui-même.
Elinor garda le silence. Elle éprouvait à la fois plaisir et peine. Elle n’était pas surprise de la chose qu’elle savait depuis long-temps ; mais elle l’était du moment que le colonel avait choisi pour cet aveu.
— Si je ne savais pas, chère Elinor, que nous voyons rarement de même, je m’étonnerais du calme avec lequel vous m’écoutez. Quant à moi, cet attachement me transporte de joie ! Le plus grand bonheur que j’aurais pu désirer dans ma famille, c’eût été que le colonel Brandon épousât l’une de mes filles. Je crois par conséquent, qu’avec ce digne homme Maria sera la plus heureuse des femmes. Je désire votre bonheur autant que le sien, mon Elinor ; mais le colonel lui convient beaucoup plus qu’à vous.
Elinor fut sur le point de demander raison à sa mère de cette singulière façon de penser. La différence d’âge était plus grande ; leurs caractères, leurs sentimens n’avaient aucun rapport. Mais elle-même était charmée que madame Dashwood ne vît pas ces obstacles ; elle savait que son imagination l’entraînait toujours à ne considérer que les beaux côtés de ce qu’elle désirait. Elle se contenta donc de sourire. Madame Dashwood n’y vit qu’une approbation et continua son intéressante confidence.
Il m’a ouvert entièrement, dit-elle, son cœur pendant notre voyage. Cet aveu n’était ni prémédité, ni prévu d’avance ; il échappa à un cœur trop plein de sa passion pour pouvoir la dissimuler. De mon côté, comme vous pouvez le croire, je ne parlais toujours que de mon pauvre enfant que je voyais sans espérance. Il ne pouvait me cacher son inquiétude qui, je le vis bien, égalait la mienne. Je le lui dis ; et pensant que la simple amitié ne pouvait pas faire naître une aussi vive sympathie, je prononçai le mol amour . Quand vous auriez, lui dis-je, l’amour le plus passionné pour ma pauvre fille, vous ne seriez pas plus affligé. Alors, Elinor, il ne put se contenir, et me fit connaître en entier son sentiment pour Maria, si tendre, si vif, si constant. Il l’a aimée, mon Elinor, dès le premier instant où il l’a vue. Oh ! si vous l’aviez entendu me peindre la force de cette impression, vous en auriez aussi été touchée !
Elinor sourit encore en baisant la main de sa mère ; elle ne reconnaissait dans cette description romanesque de l’amour du colonel, ni son langage, ni sa manière, mais bien les embellissemens de l’active imagination de madame Dashwood, qui colorait tous les objets pour elle. Son attachement pour Maria, continua-t-elle, surpasse infiniment tout ce que jamais Willoughby a senti ou feint de sentir : il est plus ardent, plus sincère, plus constant ; il a subsisté dans toute sa force, malgré la malheureuse passion de Maria pour cet indigne jeune homme, sans le moindre égoïsme, sans le moindre espoir. Tous les désirs du colonel se bornaient à la voir heureuse, même avec un autre. Que de noblesse ! que de délicatesse ! que de sincérité ! Ah ! non, lui n’est pas un trompeur : ses paroles sont la vérité même.
— Le caractère du colonel Brandon, dit Elinor, est généralement connu et estimé ; c’est un excellent homme.
— Je le sais, reprit madame Dashwood, très-sérieusement, et cela m’aurait suffi pour encourager son affection, pour en être charmée. Mais ce qu’il vient de faire, cet empressement de venir me chercher, l’amitié qu’il m’a témoignée, la confiance qu’il a eue en moi, sont assez pour me prouver qu’il est le meilleur des hommes.
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