La neige passe maintenant au-dessus de nos têtes, à cause de la violence même du vent. Nous sommes au pied du grand mur. Un bizarre couloir y mène. Le mur, poli comme un miroir et transparent comme du cristal, en face du couloir s'enfonce. Une place est là, où la neige, trop légère, n'est pas tombée. Le sol est transparent aussi. C'est sur ce mur et c'est alors que, nous étant penchés avec le pressentiment des détresses, nous lûmes, écrit comme avec un diamant sur du verre, et comme la voix d'un tombeau, ces deux mots :
HIC DESPERATVS
et puis une date effacée.
Et c'est sous ces mots que nous vîmes, nous étant d'un commun geste agenouillés – que nous vîmes un cadavre couché dans la transparence de la glace. La glace, sur lui refermée, l'avait pris comme en un sépulcre, le grand froid dont elle l'enveloppait l'avait empêché de pourrir. On voyait sur ses traits, il semblait, une épouvantable fatigue. Il tenait un papier d'une main.
Nous sentions que nous étions arrivés presque à la fin de notre voyage ; pourtant nous nous sentions encore assez de forces pour gravir la muraille gelée, nous doutant bien que le but était derrière, mais ne sachant pas ce qu'il était. Et maintenant que nous avions tout fait pour l'atteindre, cela nous devenait presque inutile de le savoir. Nous restions encore à genoux, devant cette tombe inconnue, sans émotion, sans pensée, car nous en étions à ce point où l'on ne peut plus compatir sans pleurer aussi sur soi-même, où l'on détourne les yeux des tristesses parce qu'on a besoin de sa force. Le cœur n'arrive à la vaillance que par un endurcissement. Et c'est pour cela, plus encore que pour ne pas violer la sépulture, que nous n'ouvrîmes pas la glace, malgré notre désir de lire les lignes du papier que le cadavre tenait en main. Après une brève prière nous nous relevâmes et commençâmes de gravir péniblement le mur de glace.
Je ne sais pas comment naissait le vent qui faisait la tourmente, car, sitôt la muraille franchie, le vent cessa, ce fut une atmosphère presque douce. L'autre côté de la muraille dévalait en colline, pente douce de neige amollie. Puis c'était une ligne d'herbes ; puis une petite mer dégelée. Je pense que la muraille autour était parfaitement circulaire, car les pentes s'étageaient régulièrement, et comme plus aucun vent, dans ce cirque clos, ne soufflait, l'eau du lac restait apathique.
Nous pensions bien que c'était la fin ; on ne pouvait plus aller plus loin ; mais sachant que si nous descendions sur la rive, nous ne saurions plus qu'y faire, pour inventer quelque conclusion, ou quelque geste qui la motive, nous eûmes la pieuse idée de revenir chercher le cadavre inconnu pour l'enterrer sur la rive attendue. Car nous pensions que c'était aussi pour la voir qu'il était venu jusque-là, et déplorions que, si près du but, il n'ait pourtant pas pu l'atteindre.
Donc, étant revenus près de la tombe, nous ouvrîmes la glace pour prendre le cadavre, mais quand nous voulûmes lire le papier qu'il tenait, nous reconnûmes que ce papier était complètement blanc ; cette déception nous fut extrêmement pénible, car alors nos curiosités retombaient. Puis ayant transporté ce corps sur la petite rive polaire, nous eûmes, sans parler, ce sentiment qu'il valait mieux peut-être qu'il n'eût pas vu cette rive attendue et qu'une muraille l'ait séparé, vivant encore, de son but, car il eût peut-être, sinon, gravé les mêmes mots sur sa tombe.
Une aube incolore naissait ; et dans une dernière action, voulant empêcher nos pensées, nous creusâmes une fosse dans l'herbe, entre la neige et l'eau du lac.
Nous ne sentions plus de désirs de revenir revoir des contrées plus fleuries ; c'eût été le passé sans surprises ; on ne redescend pas vers la vie. Si nous avions su d'abord que c'était cela que nous étions venus voir, peut-être ne nous serions-nous pas mis en route ; aussi nous avons remercié Dieu de nous avoir caché le but, et de l'avoir à ce point reculé que les efforts faits pour l'atteindre nous donnassent déjà quelque joie, seule sûre ; et nous avons remercié Dieu de ce que les souffrances si grandes nous faisaient espérer une fin si splendide.
Nous eussions bien voulu inventer à nouveau quelque frêle et plus pieuse espérance ; ayant satisfait notre orgueil et sentant que de nous ne dépendait plus l'accomplissement des destinées, nous attendions maintenant que les choses, autour, nous devinssent un peu plus fidèles.
Et nous étant encore agenouillés, nous avons cherché sur l'eau noire le reflet du ciel que Je rêve.
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Madame ! je vous ai trompée : nous n'avons pas fait ce voyage. Nous n'avons pas vu les jardins ni les flamants roses des plages ; ce n'est pas vers nous que les mains des sirènes se sont tendues. Si je n'ai pas mordu les fruits, ni dormi sous les avenues ; si je n'ai pas baisé les mains d'Haïatalnefus parfumée ; si je croyais aux lendemains ; si j'ai raconté ces courages ; c'est que ce n'était que mirages, c'est que ce n'était que fumées. Je crois que j'eusse résisté ; j'attendais ; Mais les tentations ne me sont pas venues. Ellis ! pardonnez ! J'ai menti. Ce voyage n'est que mon rêve, nous ne sommes jamais sortis de la chambre de nos pensées, – et nous avons passé la vie sans la voir. Nous lisions. Vous veniez au matin toute lasse de vos prières. Madame, je vous ai trompée : Tout ce livre n'est que mensonge. Au moins n'y ai-je pas crié ; Mais c'est qu'on est calme en un songe. Un jour pourtant, vous le savez, j'ai voulu regarder la vie ; nous nous penchâmes vers les choses. Mais je les ai comprises alors si sérieuses, si terribles, si responsables de toutes parts, que je n'ai pas osé les dire ; je m'en suis détourné – ah ! Madame – pardon ; j'ai préféré dire un mensonge. J'avais peur de crier trop fort et d'abîmer la poésie si j'avais dit la Vérité, la Vérité qu'il faut entendre ; préférant de mentir encore et d'attendre, – d'attendre, d'attendre...
La Roque. Été 1892.
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Hubert
Angèle
Le Banquet
Hubert ou la Chasse au Canard
Angèle ou le Petit Voyage
Dimanche
Envoi
Alternative
Pour mon ami
EUGÈNE ROUART
j'écrivis cette satire de quoi.
Dic cur hic . (L'autre école.)
Avant d'expliquer aux autres mon livre, j'attends que d'autres me l'expliquent. Vouloir l'expliquer d'abord c'est en restreindre aussitôt le sens ; car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela. – On dit toujours plus que CELA. – Et ce qui surtout m'y intéresse, c'est ce que j'y ai mis sans le savoir, – cette part d'inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu. – Un livre est toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe y est petite, que plus l'accueil de Dieu sera grand. – Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la révélation de nos œuvres.
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Mardi .
Vers cinq heures le temps fraîchit ; je fermai mes fenêtres et je me remis à écrire.
A six heures entra mon grand ami Hubert ; il revenait du manège.
Il dit : « Tiens ! tu travailles ? »
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