— Véronique!
Avec un grand effort, ayant ramassé sa béquille, il se rue vers la porte:
— Véronique!
Elle accourt de nouveau, obligeante. Alors lui, sur le pas de la porte, solennellement:
— Qui est-ce qui a touché à mes rats?
Pas de réponse. Il reprend lentement, détachant chaque mot, comme si Véronique avait cessé de comprendre facilement le français:
— Pendant que j'étais sorti, quelqu'un leur a donné à manger. Est-ce vous?
Alors elle, qui retrouve un peu de courage, se retourne vers lui presque agressive:
— Tu les laissais mourir de faim, ces pauvres bêtes. Je n'ai pas dérangé ton expérience; simplement je leur ai...
Mais il l'a saisie par la manche et, clopinant, la mène jusqu'à la table où, désignant les tableaux d'observations:
— Vous voyez bien ces feuilles — où depuis quinze jours je consigne mes remarques sur ces bêtes: ce sont celles mêmes qu'attend mon collègue Potier pour en donner lecture à l'Académie des Sciences en sa séance du 17 mai prochain. Ce quinze avril, jour où nous sommes, à la suite de ces colonnes de chiffres, que puis-je écrire? que dois-je écrire?...
Et comme elle ne souffle mot, du bout carré de son index, comme avec un stylet, grattant l'espace blanc du papier:
— Ce jour là, reprend-il, madame Armand-Dubois épouse de l'observateur, n'écoutant que son tendre coeur, commit la ... qu'est-ce que vous voulez que je mette? la maladresse? l'imprudence? la sottise?...
— Ecrivez plutôt: eut pitié de ces pauvres bêtes, victimes d'une curiosité saugrenue.
Il se redresse, très digne:
— Si c'est ainsi que vous le prenez, vous comprendrez, madame, que désormais je doive vous prier de passer par l'escalier de la cour pour aller soigner vos plantations.
— Croyez-vous que j'entre jamais dans votre galetas pour mon plaisir?
— Epargnez-vous la peine d'y entrer à l'avenir.
Puis, joignant à ces mots l'éloquence du geste, il saisit les feuilles d'observations et les déchire en petits morceaux.
"Depuis quinze jours", a-t-il dit: en vérité ses rats ne jeûnent que depuis quatre. Et son irritation sans doute s'est exténuée dans cette exagération du grief, car à table il peut montrer un front serein; même, il pousse la philosophie jusqu'à tendre à sa moitié une dextre conciliatrice. Car, moins encore que Véronique, il ne se soucie de donner à ce ménage si bien pensant des Baraglioul le spectacle de dissensions dont ceux-ci ne manqueraient pas de faire les opinions d'Anthime responsables.
Vers cinq heures Véronique change son caraco d'intérieur contre une jaquette de drap noir et part à la rencontre de Julius et de Marguerite, qui doivent entrer en gare de Rome à six heures. Anthime va se raser; il a bien voulu remplacer son foulard par un noeud droit: voici qui doit suffire; il répugne à la cérémonie et prétend ne pas désavouer devant sa belle-soeur une veste d'alpaga, un gilet blanc chiné de bleu, un pantalon de coutil et de confortables pantoufles de cuir noir sans talons, qu'il garde même pour sortir, et qu'excuse sa claudication.
Il ramasse les feuilles déchirées, remet bout à bout les fragments, et recopie soigneusement tous les chiffres, en attendant les Baraglioul.
La famille de Baraglioul (le gl se prononce en l mouillé, à l'italienne comme dans Broglie (duc de) et dans miglionnaire ) est originaire de Parme. C'est un Baraglioli (Alessandro) qu'épousait en secondes noces Filippa Visconti, en 1514, peu de mois après l'annexion du duché aux états de l'église. Un autre Baraglioli (Alessandro également) se distingua à la bataille de Lépante et mourut assassiné en 1580, dans des circonstances qui demeurent mystérieuses. Il serait aisé, mais sans grand intérêt, de suivre les destinées de la famille jusqu'en 1807, époque où Parme fut réuni à la France, et où Robert de Baraglioul, grand-père de Julius, vint s'installer à Pau. En 1828, il reçut de Charles X la couronne de comte — couronne que devait porter si noblement un peu plus tard Juste-Agénor, son troisième fils (les deux premiers moururent en bas âge), dans les ambassades où brillait son intelligence subtile et triomphait sa diplomatie.
Le deuxième enfant de Juste-Agénor de Baraglioul, Julius, qui depuis son mariage vivait complètement rangé, avait eu quelques passions dans sa jeunesse. Mais, du moins, pouvait-il se rendre cette justice que son coeur n'avait jamais dérogé. La distinction foncière de sa nature et cette sorte d'élégance morale qui respirait dans ses moindres écrits avaient toujours empêchés ses désirs sur la pente où sa curiosité de romancier leur eût sans doute lâché bride. Son sang coulait sans turbulence, mais non pas sans chaleur, ainsi qu'en eussent pu témoigner plusieurs aristocratiques beautés... Et je n'en parlerais pas ici, si ses premiers romans ne l'avaient clairement laissé entendre; à quoi ils durent en partie le grand succès mondain qu'ils remportèrent. La haute qualité du public susceptible de les admirer leur permit de paraître: l'un dans le Correspondant , deux autres dans la Revue des Deux Mondes . C'est ainsi que, comme malgré lui; encore jeune, il se trouva tout porté vers l'Académie: déjà semblaient l'y destiner sa belle allure, la grave onction de son regard et la pâleur pensive de son front.
Anthime professait grand mépris pour les avantages du rang, de la fortune et de l'aspect, ce qui ne laissait pas de mortifier Julius; mais il appréciait chez Julius certain bon naturel, et une grande maladresse dans la discussion, qui souvent laissait à la libre pensée l'avantage.
A six heures, Anthime entend stopper devant la porte la voiture de ses hôtes. Il sort à leur rencontre sur le palier. Julius monte le premier. Avec son chapeau cronstadt, son pardessus droit à revers de soie, on le dirait en tenue de visite, non de voyage, n'était le châle écossais qu'il porte sur l'avant-bras; la longueur du trajet ne l'a nullement éprouvé.
Marguerite de Baraglioul suit, au bras de sa soeur; elle, très défaite au contraire, capote et chignon de travers, trébuchant aux marches, un quartier de visage caché par son mouchoir qu'elle tient en compresse... Comme elle approche d'Anthime.
— Marguerite a un charbon dans l'oeil, glisse Véronique.
Julie, leur fille, gracieuse enfant de neuf ans, et la bonne, qui ferment la marche, gardent un silence consterné.
Avec le caractère de Marguerite, il ne s'agit pas de prendre la chose en riant: Anthime propose d'envoyer quérir un oculiste; mais Marguerite connait de réputation les médicastres italiens, et ne veut "pour rien au monde" en entendre parler; elle souffle d'une voix mourante:
— De l'eau fraîche. Un peu d'eau fraîche, simplement. Ah!
— Ma chère soeur, effectivement, reprend Anthime, l'eau fraîche pourra vous soulager un instant en décongestionnant votre oeil; mais elle n'enlèvera pas le mal.
Puis, se tournant vers Julius:
— Avez-vous pu voir ce que c'était?
— Pas très bien. Dès que le train s'arrêtait et que je me proposais d'examiner, Marguerite commençait de s'énerver...
— Mais ne dis donc pas cela, Julius! Tu as été horriblement maladroit. Pour me soulever la paupière, tu as commencé par me retourner tous les cils...
— Voulez-vous que j'essaie à mon tour, dit Anthime: je serai peut-être plus habile?
Une facchino montait les malles. Caroline alluma une lampe à réflecteur.
— Voyons, mon ami, tu ne vas pas faire cette opération dans le passage, dit Véronique, et elle mène les Baraglioul à leur chambre.
L'appartement des Armand-Dubois se développait autour de la cour intérieure où prenaient jour les fenêtres d'un couloir qui, partant du vestibule, rejoignait l'orangerie. Sur ce couloir ouvraient les portes de la salle à manger d'abord, puis du salon (énorme pièce d'angle, mal meublée, dont ne se servaient pas les Anthime), de deux chambres d'amis préparées, la première pour le couple Baraglioul, la seconde plus petite pour Julie, auprès de la dernière chambre, celle du couple Armand-Dubois. Toutes ces pièces, d'autre part, communiquaient entre elles intérieurement. La cuisine et deux chambres de bonnes donnaient sur l'autre côté du palier...
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