Le lendemain, le père, la fille et Karl étaient assis dans le parc, discutant de tout et de rien. Le futur gendre avait très vite gagné l'amitié de Don Rosso et ils se parlaient déjà comme de vielles connaissances. Ils se sentaient très en confiance l'un l'autre, de sorte que Don Rosso était conforté dans l'idée de pouvoir mettre sous peu son projet à exécution.
« Karl, je souhaiterais m'entretenir seul à seul avec toi. Demain te conviendrait-il ? Marian pourra aller faire des courses en ville. Je pense que notre discussion d'homme à homme durera jusqu'au soir. » Don Rosso jeta un regard amical et interrogatif à Karl. «Bien sûr, volontiers, je n'y vois aucun inconvénient. Qu'en penses-tu, Marian ? » La question était purement formelle et elle approuva d'un hochement de tête. Elle aurait préféré aller faire des achats en compagnie de Karl, mais elle savait qu'en ce qui concernait les affaires, comme sa mère avant elle, elle n'avait pas son mot à dire.
Le jour suivant, Don Rosso fut très tôt sur pied et arpenta nerveusement le parc. Il se demandait comment amorcer sa discussion avec Karl. Dans un premier temps, il voulait simplement l'engager comme contrôleur de gestion pour les participations légales en entreprises. Restait à savoir si ce travail ne lui permettrait pas automatiquement de découvrir le réseau de la mafia. Devait-il révéler dès à présent sa véritable identité à Karl ou plutôt en différer l'aveu ? Il pesait le pour et le contre et imaginait toutes les réactions possibles. Se dévoiler sans savoir comment Karl allait réagir, c'était très risqué.
Les fiancés arrivèrent enfin, tout joyeux, sur la terrasse. Ils prirent le petit-déjeuner ensemble, puis Karl prit congé de Marian en l'embrassant tendrement. « Alors à plus tard, mon amour, et laisse quelque chose aux Siciliens dans les magasins », dit-il en souriant malicieusement.
« Oui, eh bien, bonne chance papa, bonne chance Karl, je serai de retour ce soir. » Marian disparut vers le parking.
« Nous disposons d'une salle de conférence, viens, allons-y, nous avons beaucoup de choses à discuter. » Don Rosso se leva et se dirigea posément vers la maison. Derrière une porte du salon, il ouvrit une porte blindée qui ne s'ouvrait qu'avec un code d'accès. Derrière celle-ci, Karl découvrit tout un espace de travail, des bureaux et des salles de conférence équipés avec tout le confort nécessaire.
« Ce sont nos ancêtres qui avaient aménagé ces locaux et y tenaient leurs pourparlers. Tu sais, il n'y a rien de pire que d'être victime d'espionnage. Aujourd'hui justement, c'est à l'ordre du jour. » Tout en l'instruisant, Don Rosso le précéda et traversa plusieurs pièces jusqu'à une pièce qui semblait plus fraîche. La pièce avait des propriétés étranges, elle avait quelque chose d'oppressant, plus comme une grande cellule de prison.
« Très oppressant », dit Karl, l'air inquiet. « Cette pièce est une cage de Faraday, recouverte de feuilles de métal et complètement anti-écoute. Rien, vraiment rien ne peut entrer ou sortir de cette pièce. On entre dans ces locaux uniquement avec un droit d'accès et un mot de passe. » Don Rosso lui fit signe de s'asseoir.
« Mon cher Karl, je ne suis pas sûr que Marian t'ait mis au courant de nos traditions. C'est certes juste une formalité, mais nous devons tout de même nous y conformer. Chez nous, il est de coutume que le futur gendre demande au père la main de sa fille. Je pars du principe où tu te rattraperas aujourd'hui. À l'avenir, tu seras le mari de mon unique fille, tu auras une fonction importante. Je serais très heureux que tu la remplisses avec le même sérieux et la même sincérité que mes ancêtres et moi-même. » Don Rosso scrutait Karl et semblait littéralement aspirer chacune de ses réactions. On pouvait lire la tension sur le visage des deux hommes.
Alors, Karl lui sourit et la tension palpable se relâcha. Don Rosso se carra un peu plus dans son large fauteuil en cuir. C'était lui le chef, cela ne faisait aucun doute, comme il l'avait toujours été. Son charisme naturel suffisait à le faire comprendre automatiquement à n'importe qui.
Karl avait croisé les jambes et balançait nerveusement une jambe d'avant en arrière. Il était toujours très tendu et attendait ce que Don Rosso avait encore à lui dire.
« Mon cher Karl ! Comme tu le sais déjà, nous sommes une famille assez aisée. Nous possédons de nombreuses participations dans des entreprises renommées du monde entier. Jusqu'à présent, je les administrais avec quelques rares personnes de confiance. » Don Rosso s'interrompit un court instant, le temps d'observer de nouveau les réactions de Karl.
Puis il continua : « J'arrive toutefois à un âge où je commence à être un peu dépassé. J'ai donc besoin d'une personne de confiance qui m'assiste dans mes fonctions. Quelle que soit ta décision, je dois être sûr de ton entière discrétion. Tu ne devras jamais divulguer le moindre mot à personne, même pas à ta femme. Karl, c'est de la plus haute importance ! C'est une question de vie ou de mort ! Est-ce que je peux te faire confiance ? » Tous deux se regardaient maintenant d'un air grave.
Karl se dit que Don Sergio Rosso exagérait peut-être un peu quand il affirmait que c'était une question de vie ou de mort. Comment aurait-il pu imaginer à quel degré de discrétion il allait être astreint ?
Ce n'est qu'après plusieurs semaines qu'il comprendrait que Don Rosso lui avait dit la vérité. Quelle que soit la personne qui enfreignait le code de confidentialité, quelle que soit la raison pour laquelle elle trahissait et quelle importance elle avait, le traître était toujours condamné à mort, ce qui était très vite exécuté.
Juste derrière le fauteuil de Don Rosso était accrochée une gigantesque carte du monde. Elle était criblée de petites aiguilles aux têtes de différentes couleurs. Les endroits les plus marqués étaient l'Europe et les États-Unis. Le chef remarqua le regard étonné de Karl sur la carte et lui révéla que les aiguilles symbolisaient une partie des participations en entreprises de la famille, et que les différents secteurs d'activité étaient mis en évidence par la couleur. Karl entendit la voix puissante de Don Rosso. « Je peux donc être assuré que tu seras loyal toute ta vie envers la famille et que, quoiqu'il se passe dans ta vie future, tu ne divulgueras jamais rien, et ce de manière absolue et irrévocable ? » De nouveau, Don Rosso regarda Karl d'un air grave et interrogateur. « Je te remercie, cher beau-père ; et t'assure une discrétion absolue et éternelle. » Karl savait qu'avec cette phrase, il avait trouvé exactement les mots que Don Rosso désirait entendre de sa bouche.
Le nouveau membre de la famille resta sans voix face à cette fortune
«Eh bien, par la présente, tu fais donc partie de notre famille, et ce jusqu'à la fin de ta vie. Il est aussi de tradition que, lors des réunions de famille, tu me rendes hommage d'un baisemain. Je sais, c'est une tradition désuète, mais en Sicile, nous perpétuons notre culture. J'attends donc de toi que tu t'y soumettes comme tous les autres. » Il poursuivit : « Oui, exactement, mon cher Karl, tu regardes la carte du monde, ce sont nos participations en entreprises que tu contrôleras et géreras à l'avenir pour le bien de notre famille. Il faut tout retravailler et restructurer. Tout a très bien prospéré pendant plusieurs décennies, mais... », Don Rosso se racla la gorge, « en raison de mon âge, je commence quelque peu à être dépassé. Il faut que tu assumes cette fonction et que tu préserves tout ça pour nos familles. »
Dans la tête de Karl, les pensées s'entrechoquaient brutalement. Quelle immense fortune devait être derrière tout ça. Une fortune incroyable ! Les noms figurant sur les petits drapeaux, maintenus par des aiguilles colorées, étaient exclusivement ceux des entreprises les plus prestigieuses. Il s'était attendu à ce que la famille soit à la tête d'une énorme puissance financière, mais là, il s'agissait d'un capital aux dimensions incommensurables. Difficile de croire que cela pouvait se faire en grande partie à l'insu de tous.
Читать дальше