Vers le soir, la malle-poste nous prit au Royal George , sur la lande. J’y fus encaqué entre Redruth et un gros vieux monsieur, mais en dépit de notre course rapide et du froid de la nuit, je ne tardai point à m’assoupir, et dormis comme une souche par monts et par vaux et de relais en relais. Une bourrade dans les côtes me réveilla enfin, et je m’aperçus en ouvrant les yeux qu’il faisait grand jour et que nous étions arrêtés en face d’un grand bâtiment, dans une rue de ville.
– Où sommes-nous ? demandai-je.
– À Bristol, répondit Tom. Descendez.
M. Trelawney avait pris pension à une auberge située au bout des bassins, pour mieux surveiller le travail à bord de la goélette. Il nous fallut marcher jusque-là, et j’eus le grand plaisir de longer les quais où s’alignaient une multitude de bateaux de toutes tailles, formes et nationalités. Sur l’un, des matelots accompagnaient leur besogne en chantant ; sur un autre, il y avait des hommes en l’air, très haut, suspendus à des cordages minces en apparence comme des fils d’araignée. Bien que j’eusse passé toute ma vie sur la côte, il me semblait n’avoir jamais connu la mer jusqu’à présent. L’odeur du goudron et du sel était pour moi une nouveauté. Je vis des figures de proue étonnantes, qui avaient toutes parcouru les océans lointains. Je vis aussi beaucoup de vieux marins avec des anneaux aux oreilles, des favoris bouclés, des catogans goudronneux, et à la démarche lourde et importante. J’aurais eu moins de plaisir à voir autant de rois et d’archevêques.
Et j’allais moi aussi naviguer ; naviguer sur une goélette, avec un maître d’équipage qui jouerait du sifflet, et des marins à catogans, qui chanteraient ; naviguer vers une île inconnue, à la recherche de trésors enfouis !
J’étais encore plongé dans ce songe, lorsque nous nous trouvâmes soudain en face d’une grande auberge, et nous en vîmes sortir M. le chevalier Trelawney, vêtu comme un officier de marine, en habit gros bleu, qui vint à notre rencontre d’un air épanoui et imitant à la perfection l’allure d’un marin.
– Vous voici, s’écria-t-il, et le docteur est arrivé de Londres hier soir. Bravo ! l’équipage est au complet.
– Oh ! monsieur, m’exclamai-je, quand partons-nous ?
– Quand nous partons ?… Nous partons demain !
Chapitre VIII
À l’enseigne de la Longue-Vue
Après m’avoir laissé déjeuner, le chevalier me remit un billet adressé à John Silver, à l’enseigne de la Longue-Vue . Pour la trouver, il me suffisait de longer les bassins et de faire attention ; je verrais une petite taverne ayant pour enseigne un grand télescope de cuivre. C était là. Je me mis en route, ravi de cette occasion de mieux voir navires et matelots, et me faufilant parmi une foule épaisse de gens, de camions et de ballots – car l’affairement battait son plein sur le quai – je trouvai la taverne en question.
C’était un petit débit d’allure assez prospère. L’enseigne était peinte de frais, on voyait aux fenêtres de jolis rideaux rouges, et le carreau était proprement sablé. Situé entre deux rues, il avait sur chacune d’elles une porte ouverte, ce qui donnait assez de jour dans la salle grande et basse, malgré des nuages de fumée de tabac.
La plupart des clients étaient des navigateurs, et ils parlaient si fort que je m’arrêtai sur le seuil, intimidé.
Durant mon hésitation, un homme surgit d’une pièce intérieure, et un coup d’œil suffit à me persuader que c’était Long John. Il avait la jambe gauche coupée au niveau de la hanche, et il portait sous l’aisselle gauche une béquille, dont il usait avec une merveilleuse prestesse, en sautillant dessus comme un oiseau Il était très grand et robuste, avec une figure aussi grosse qu’un jambon – une vilaine figure blême, mais spirituelle et souriante. Il semblait même fort en gaieté, sifflait tout en circulant parmi les tables et distribuait des plaisanteries ou des tapes sur l’épaule à ses clients favoris.
À vrai dire, dès la première nouvelle de Long John contenue dans la lettre du chevalier Trelawney, j’avais appréhendé que ce ne fût lui le matelot à une jambe que j’avais si longtemps guetté au vieux Benbow . Mais un regard suffit à me renseigner sur l’homme que j’avais devant moi. Connaissant le capitaine, Chien-Noir et Pew l’aveugle, je croyais savoir ce qu’était un flibustier : un individu tout autre, à mon sens, que ce tavernier de bonne mine et d’humeur affable.
Je repris courage aussitôt, franchis le seuil et marchai droit à notre homme, qui, étayé sur sa béquille, causait avec un consommateur.
– Monsieur Silver, n’est-ce pas, monsieur ? fis-je, en lui tendant le pli.
– Oui, mon garçon, c’est bien moi, répliqua-t-il. Et toi-même, qui es-tu ?
Mais en voyant la lettre du chevalier, il réprima un haut-le-corps.
– Ah ! reprit-il, en élevant la voix, je comprends, tu es notre nouveau garçon de cabine. Charmé de faire ta connaissance.
Et il m’étreignit la main dans sa vaste poigne.
Tout aussitôt, à l’autre bout de la salle, un consommateur se leva brusquement et prit la porte. Il en était proche, et un instant lui suffit à gagner la rue. Mais sa hâte avait attiré mon attention, et je le reconnus d’un coup d’œil. C’était l’homme au visage de cire et privé de deux doigts qui était venu le premier à l’ Amiral Benbow .
– Ah ! m’écriai-je, arrêtez-le ! C’est Chien-Noir !
– Je ne donnerais pas deux liards pour savoir qui c’est, proclama Silver ; mais il part sans payer. Harry, cours après et ramène-le.
Harry, qui était tout voisin de la porte, bondit à la poursuite du fugitif.
– Quand ce serait l’amiral Hawke en personne, il paiera son écot ! reprit Silver.
Puis, lâchant ma main :
– Qui disais-tu que c’était ? Noir quoi ?
– Chien-Noir, monsieur, répondis-je. M. Trelawney a dû vous parler des flibustiers ? C’en est un.
– Hein ? Dans ma maison ! Ben, cours prêter main-forte à Harry. Lui, un de ces sagouins ?… Morgan, c’est vous qui buviez avec lui ? Venez ici.
Le nommé Morgan – un vieux matelot à cheveux gris et au teint d’acajou – s’avança tout piteux, en roulant sa chique.
– Dites, Morgan, interrogea très sévèrement Long John, vous n’avez jamais rencontré ce Chien-Noir auparavant, hein ?
– Non, monsieur, répondit Morgan, avec un salut.
– Vous ne saviez pas son nom, dites ?
– Non, monsieur.
– Par tous les diables, Tom Morgan, cela vaut mieux pour vous ! s’exclama le patron. Si vous aviez été en rapport avec des gens comme ça, vous n’auriez plus jamais remis le pied chez moi, je vous le garantis. Et qu’est-ce qu’il vous racontait ?
– Je ne sais pas au juste, monsieur.
– Crédié ! C’est donc une tête de mouton que vous avez sur les épaules ? Vous ne savez pas au juste ! Vous ne saviez peut-être pas que vous parliez à quelqu’un, hein ? Allons, vite, de quoi jasait-il ?… de voyages, de capitaines, de bateaux ? Accouchez ! qu’est-ce que c’était ?
– Nous parlions de carénage, répondit Morgan.
– De carénage, vraiment ? C’est un sujet très édifiant, il n’y a pas de doute. Allez vous rasseoir, marin d’eau douce.
Et tandis que Morgan regagnait sa place, Silver me dit tout bas, sur un ton confidentiel, très flatteur à mon avis :
– C’est un très brave homme, ce Tom Morgan, quoique bête. Mais, voyons, continua-t-il tout haut… Chien-Noir ? Non, je ne connais pas ce nom-là. Et pourtant, j’ai comme une idée… oui, j’ai déjà vu le sagouin. Il venait parfois ici accompagné d’un mendiant aveugle, oui, parfois.
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