1 ...7 8 9 11 12 13 ...29 Née du régime féodal, la royauté capétienne en avait le faible et le fort. Le faible, c’était que la France restait divisée en souverainetés multiples. Le fort, c’était que les Capétiens, ducs héréditaires dans leurs domaines de l’Île-de-France, suzerains dans le Maine, la Touraine, l’Anjou, étaient solidement installés au cœur du pays. Ils n’auraient plus qu’à s’affranchir de l’élection pour s’étendre et se développer, ce qui se fit de la manière la plus simple du monde. Hugues Capet ayant tout de suite associé au trône son fils aîné, l’élection du successeur eut lieu du vivant du roi. Elle ne fut plus qu’un simulacre qui ne comportait aucun risque. Il avait donc fallu plus de cinq cents ans pour que l’usage absurde des partages fût abandonné et il fallut encore de longues années avant que le principe héréditaire triomphât tout à fait du principe électif. La succession de mâle en mâle par ordre de primogéniture, conquête inaperçue des contemporains, allait permettre de refaire la France.
Le bon sens des Capétiens, qui devait être, à de rares exceptions près, la qualité dominante de leur race, ne serait pas moins utile à cette œuvre de longue haleine. Rendre service : c’était la devise de la maison depuis Robert le Fort. Avancer pas à pas, prudemment, consolider chaque progrès, compter les deniers, se garder des ambitions excessives, des entreprises chimériques, ce fut son autre trait, avec un sentiment d’honorabilité bourgeoise plus que princière et le goût de l’administration. La France sensée, équilibrée, se reconnut dans cette famille qui aimait son métier et qui avait le don de s’instruire par l’expérience. Il semble que les Capétiens aient eu devant les yeux les fautes de leurs prédécesseurs pour ne pas les recommencer. Les descendants de Charlemagne, de Charles le Chauve à Lothaire, s’étaient épuisés à reconstituer l’Empire. Ce fut également la manie des empereurs germaniques. Les Capétiens étaient des réalistes. Ils se rendaient un compte exact de leurs forces. Ils se gardèrent à leurs débuts d’inquiéter personne.
La race de Hugues Capet, après avoir mis trois générations à prendre la couronne, régnera pendant huit siècles. L’avenir de la France est assuré par l’avènement de la monarchie nationale. À cette date de 987, véritablement la plus importante de notre histoire, il y a déjà plus de mille ans que César a conquis la Gaule. Entre la conquête romaine et la fondation de la Monarchie française, il s’est écoulé plus de temps, il s’est passé peut-être plus d’événements que de 987 à nos jours. Au cours de ces mille années, nous avons vu que la France a failli plusieurs fois disparaître. Comme il s’en est fallu de peu que nous ne fussions pas Français !
La nouvelle dynastie était elle-même bien fragile : quand Hugues mourut, il venait tout juste de faire reconnaître son titre de roi par les grands feudataires, titre qui ne lui donnait sur eux qu’une supériorité morale. Il avait même dû défendre son domaine contre ses voisins. Ces guerres de province à province et de clocher à clocher étaient une des désolations de l’anarchie féodale. Au comte de Périgord qui s’était emparé de sa ville de Tours, Hugues ayant fait demander par un héraut : « Qui t’a fait comte ? » s’entendit répondre : « Qui t’a fait roi ? » Les Robertiniens avaient mis cent ans à s’élever au trône. Il leur faudra encore cent ans pour qu’ils soient tout à fait solides. Supposons chez les descendants de Hugues des morts imprévues et prématurées, qui auraient remis la couronne au hasard de l’élection, supposons de trop longs règnes achevés dans la faiblesse sénile, le roi vieillard perdant le contact avec ses contemporains et sa longévité troublant l’ordre régulier des générations : la maison capétienne disparaissait. En tout cas elle n’eût pas déployé ses qualités. À tous les égards, son succès tient à ce qu’elle a été d’accord avec les lois de la nature.
La France avait l’instrument politique de son relèvement. Mais quelle longue tâche à remplir ! Les Capétiens n’allaient pas, d’un coup de baguette magique, guérir les effets de l’anarchie. Le territoire national restait morcelé : il faudra des siècles pour le reprendre aux souverainetés locales. Et l’absence de gouvernement régulier avait causé bien d’autres maux qui, eux non plus, ne seraient pas guéris en un jour. L’écroulement de la Monarchie carolingienne avait produit les effets d’une révolution. Presque tout le capital de la civilisation s’y était englouti. Les famines, les épidémies se prolongèrent jusqu’au siècle suivant. Les conditions de la vie étaient devenues si terribles qu’elles ont donné naissance à la légende d’après laquelle les hommes de ce temps-là auraient attendu la fin du monde, et, croyant que l’an 1000 ne pouvait être dépassé, auraient, dans une sorte de folie collective, renoncé au travail et à l’effort. On a exagéré, on a généralisé abusivement quelques passages de vieilles chroniques. La vie ne fut interrompue nulle part. Mais les hommes avaient beaucoup souffert. Il en resta un grand mouvement mystique, tout un renouveau de l’esprit religieux. L’Église en profita pour imposer les règles qui limitaient les guerres privées et le brigandage : ce fut la trêve de Dieu. En même temps, la chevalerie était instituée. Les devoirs de l’homme d’armes, l’honneur du soldat : ces idées étaient en germe dans la féodalité, fondée sur l’idée de protection. L’Église les exalta et les codifia. Bientôt ce renouveau de la vie spirituelle donnera naissance aux Croisades, dérivatif puissant, par lequel l’Occident, depuis trop longtemps replié sur lui-même, enfermé dans les horizons bornés de sa misère matérielle et politique, préparera sa renaissance en reprenant contact avec le monde méditerranéen et l’Orient, avec les vestiges de l’antiquité et d’une civilisation qui ne s’oubliait pas.
CHAPITRE V
PENDANT TROIS CENT QUARANTE ANS, L’HONORABLE MAISON CAPÉTIENNE RÈGNE DE PÈRE EN FILS
Les premiers règnes furent sans éclat. Pendant une centaine d’années, cette royauté fit petite figure. Quel domaine étroit ! Avec Paris pour centre, ses principales villes étaient Orléans, Étampes, Melun, Dreux, Poissy, Compiègne et Montreuil-sur-Mer. C’était à peu près tout ce que le roi possédait en propre, et maints châteaux forts, au milieu de ses terres, abritaient encore des seigneurs qui le bravaient. Comme chef féodal et duc de France, le roi avait pour vassaux directs les comtes de Blois, d’Anjou et du Maine et les comtes bretons du Mans et de Rennes pour arrière-vassaux. Huit grands fiefs, relevant nominalement de la couronne, indépendants en fait, se partageaient le reste du territoire, si étroitement borné à l’Est par l’Empire germanique qu’il ne touchait même pas partout au Rhône et que ni Lyon, ni Bar-le-Duc, ni Cambrai, pour ne citer que ces villes, n’en faisaient partie.
Les huit grands fiefs étaient ceux de Flandre, de Normandie, de Bourgogne, de Guyenne, de Gascogne, de Toulouse, de Gothie (Narbonne, Nîmes) et de Barcelone : la suzeraineté capétienne sur ces duchés et ces marches venait de l’héritage des Carolingiens. C’était un titre juridique qu’il restait à réaliser et qui ne le serait jamais partout. En fait, les grands vassaux étaient maîtres chez eux.
La dignité royale et l’onction du sacre qui entraînait l’alliance de l’Église, une vague tradition de l’unité personnifiée par le roi : c’était toute la supériorité des Capétiens. Ils y joignaient l’avantage, qui ne serait senti qu’à la longue, de résider au centre du pays. En somme, le roi comptait peu, même pour ses vassaux directs. Tels étaient les comtes d’Anjou : de leur maison devait sortir la funeste dynastie des Plantagenets qui, un jour, mettrait la France en danger.
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