La voisine de lord Henry était Mme Vandeleur, une des vieilles amies de sa tante, une sainte parmi les femmes, mais si terriblement fagotée qu’elle faisait penser à un livre de prières mal relié. Heureusement pour lui elle avait de l’autre côté lord Faudel, médiocrité intelligente et entre deux âges, aussi chauve qu’un exposé ministériel à la Chambre les Communes, avec qui elle conversait de cette façon intensément sérieuse qui est, il l’avait souvent remarqué, l’impardonnable erreur où tombent les gens excellents et à laquelle aucun d’eux ne peut échapper.
– Nous parlions de ce jeune Dartmoor, lord Henry, s’écria la duchesse, lui faisant gaiement des signes par-dessus la table. Pensez-vous qu’il épousera réellement cette séduisante jeune personne ?
– Je pense qu’elle a bien l’intention de le lui proposer, Duchesse.
– Quelle horreur ! s’exclama lady Agathe, mais quelqu’un interviendra.
– Je sais de bonne source que son père tient un magasin de nouveautés en Amérique, dit sir Thomas Burdon avec dédain.
– Mon oncle les croyait marchand de cochons, sir Thomas.
– Des nouveautés ! Qu’est-ce que c’est que les nouveautés américaines ? demanda la duchesse, avec un geste d’étonnement de sa grosse main levée.
– Des romans américains ! répondit lord Henry en prenant un peu de caille.
La duchesse parut embarrassée.
– Ne faites pas attention à lui, ma chère, murmura lady Agathe, il ne sait jamais ce qu’il dit.
– Quand l’Amérique fût découverte..., dit le radical, et il commença une fastidieuse dissertation.
Comme tous ceux qui essayent d’épuiser un sujet, il épuisait ses auditeurs. La duchesse soupira et profita de son droit d’interrompre.
– Plût à Dieu qu’on ne l’eut jamais découverte ! s’exclama-t-elle ; vraiment nos filles n’ont pas de chances aujourd’hui, c’est tout à fait injuste !
– Peut-être après tout, l’Amérique n’a-t-elle jamais été découverte, dit Mr Erskine. Pour ma part, je dirai volontiers qu’elle est à peine connue.
– Oh ! nous avons cependant, vu des spécimens de ses habitantes, répondit la duchesse d’un ton vague. Je dois confesser que la plupart sont très jolies. Et leurs toilettes aussi. Elles s’habillent toutes à Paris. Je voudrais pouvoir en faire autant.
– On dit que lorsque les bons Américains meurent, ils vont à Paris, chuchota sir Thomas, qui avait une ample réserve de mots hors d’usage.
– Vraiment ! et où vont les mauvais Américains qui meurent ? demanda la duchesse.
– Ils vont en Amérique, dit lord Henry.
Sir Thomas se renfrogna.
– J’ai peur que votre neveu ne soit prévenu contre ce grand pays, dit-il à lady Agathe, je l’ai parcouru dans des trains fournis par les gouvernants qui, en pareil cas, sont extrêmement civils, je vous assure que c’est un enseignement que cette visite.
– Mais faut-il donc que nous visitions Chicago pour notre éducation, demanda plaintivement Mr Erskine... J’augure peu du voyage.
Sir Thomas leva les mains.
– Mr Erskine de Treadley se soucie peu du monde. Nous autres, hommes pratiques, nous aimons à voir les choses par nous-mêmes, au lieu de lire ce qu’on en rapporte. Les Américains sont un peuple extrêmement intéressant. Ils sont tout à fait raisonnables. Je crois que c’est la leur caractère distinctif. Oui, Mr Erskine, un peuple absolument raisonnable, je vous assure qu’il n’y a pas de niaiseries chez les Américains.
– Quelle horreur ! s’écria lord Henry, je peux admettre la force brutale, mais la raison brutale est insupportable. Il y a quelque chose d’injuste dans son empire. Cela confond l’intelligence.
– Je ne vous comprends pas, dit sir Thomas, le visage empourpré.
– Moi, je comprends, murmura Mr Erskine avec un sourire.
– Les paradoxes vont bien... remarqua le baronet.
– Était-ce un paradoxe, demanda Mr Erskine. Je ne le crois pas. C’est possible, mais le chemin du paradoxe est celui de la vérité. Pour éprouver la réalité il faut la voir sur la corde raide. Quand les vérités deviennent des acrobates nous pouvons les juger.
– Mon Dieu ! dit lady Agathe, comme vous parlez, vous autres hommes !... Je suis sûre que je ne pourrai jamais vous comprendre. Oh ! Harry, je suis tout à fait fâchée contre vous. Pourquoi essayez-vous de persuader à notre charmant Mr Dorian Gray d’abandonner l’East End. Je vous assure qu’il y serait apprécié. On aimerait beaucoup son talent.
– Je veux qu’il joue pour moi seul, s’écria lord Henry souriant, et regardant vers le bas de la table il saisit un coup d’œil brillant qui lui répondait.
– Mais ils sont si malheureux à Whitechapel, continua Lady Agathe.
– Je puis sympathiser avec n’importe quoi, excepté avec la souffrance, dit lord Henry en haussant les épaules. Je ne puis sympathiser avec cela. C’est trop laid, trop horrible, trop affligeant. Il y a quelque chose de terriblement maladif dans la pitié moderne. On peut s’émouvoir des couleurs, de la beauté, de la joie de vivre. Moins on parle des plaies sociales, mieux cela vaut.
– Cependant, l’East End soulève un important problème, dit gravement sir Thomas avec un hochement de tête.
– Tout à fait, répondit le jeune lord. C’est le problème de l’esclavage et nous essayons de le résoudre en amusant les esclaves.
Le politicien le regarda avec anxiété.
– Quels changements proposez-vous, alors ? demanda-t-il.
Lord Henry se mit à rire.
– Je ne désire rien changer en Angleterre excepté la température, répondit-il, je suis parfaitement satisfait de la contemplation philosophique. Mais comme le dix-neuvième siècle va à la banqueroute, avec sa dépense exagérée de sympathie, je proposerais d’en appeler à la science pour nous remettre dans le droit chemin. Le mérite des émotions est de nous égarer, et le mérite de la science est de n’être pas émouvant.
–Mais nous avons de telles responsabilités, hasarda timidement Mme Vandeleur.
– Terriblement graves ! répéta lady Agathe.
Lord Henry regarda Mr Erskine.
– L’humanité se prend beaucoup trop au sérieux ; c’est le péché originel du monde. Si les hommes des cavernes avaient su rire, l’Histoire serait bien différente.
– Vous êtes vraiment consolant, murmura la duchesse, je me sentais toujours un peu coupable lorsque je venais voir votre chère tante, car je ne trouve aucun intérêt dans l’East End. Désormais je serai capable de la regarder en face sans rougir.
– Rougir est très bien porté, duchesse, remarqua lord Henry.
– Seulement lorsqu’on est jeune, répondit-elle, mais quand une vieille lemme comme moi rougit, c’est bien mauvais signe. Ah ! Lord Henry, je voudrais bien que vous m’appreniez à redevenir jeune !
Il réfléchit un moment.
– Pouvez-vous vous rappeler un gros péché que vous auriez commis dans vos premières années, demanda-t-il, la regardant par-dessus la table.
– D’un grand nombre, je le crains, s’écria-t-elle.
–Eh bien ! commettez-les encore, dit-il gravement. Pour redevenir jeune on n’a guère qu’à recommencer ses folies.
– C’est une délicieuse théorie. Il faudra que je la mette en pratique.
– Une dangereuse théorie prononça sir Thomas, les lèvres pincées.
Lady Agathe secoua la tête, mais ne put arriver à paraître amusée. Mr Erskine écoutait.
– Oui ! continua lord Henry, c’est un des grands secrets de la vie. Aujourd’hui beaucoup de gens meurent d’un bon sens terre à terre et s’aperçoivent trop tard que les seules choses qu’ils regrettent sont leurs propres erreurs.
Un rire courut autour de la table...
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