— Alors contentez-vous d’obéir.
— J’obéis à mon devoir. Mon devoir veut que cette femme fasse six mois de prison.
M. Madeleine répondit avec douceur :
— Écoutez bien ceci. Elle n’en fera pas un jour.
À cette parole décisive, Javert osa regarder le maire fixement, et lui dit, mais avec un son de voix toujours profondément respectueux :
— Je suis au désespoir de résister à monsieur le maire, c’est la première fois de ma vie, mais il daignera me permettre de lui faire observer que je suis dans la limite de mes attributions. Je reste, puisque monsieur le maire le veut, dans le fait du bourgeois. J’étais là. C’est cette fille qui s’est jetée sur monsieur Bamatabois, qui est électeur et propriétaire de cette belle maison à balcon qui fait le coin de l’esplanade, à trois étages et toute en pierre de taille. Enfin, il y a des choses dans ce monde ! Quoi qu’il en soit, monsieur le maire, cela, c’est un fait de police de la rue qui me regarde, et je retiens la femme Fantine.
Alors M. Madeleine croisa les bras et dit avec une voix sévère que personne dans la ville n’avait encore entendue :
— Le fait dont vous parlez est un fait de police municipale. Aux termes des articles neuf, onze, quinze et soixante-six du code d’instruction criminelle, j’en suis juge. J’ordonne que cette femme soit mise en liberté.
Javert voulut tenter un dernier effort.
— Mais, monsieur le maire…
— Je vous rappelle, à vous, l’article quatrevingt-un de la loi du 13 décembre 1799 sur la détention arbitraire.
— Monsieur le maire, permettez…
— Plus un mot.
— Pourtant…
— Sortez, dit M. Madeleine.
Javert reçut le coup, debout, de face, et en pleine poitrine comme un soldat russe. Il salua jusqu’à terre monsieur le maire, et sortit.
Fantine se rangea de la porte et le regarda avec stupeur passer devant elle.
Cependant elle aussi était en proie à un bouleversement étrange. Elle venait de se voir en quelque sorte disputée par deux puissances opposées. Elle avait vu lutter devant ses yeux deux hommes tenant dans leurs mains sa liberté, sa vie, son âme, son enfant ; l’un de ces hommes l’attirait du côté de l’ombre, l’autre la ramenait vers la lumière. Dans cette lutte, entrevue à travers les grossissements de l’épouvante, ces deux hommes lui étaient apparus comme deux géants ; l’un parlait comme son démon, l’autre parlait comme son bon ange. L’ange avait vaincu le démon, et, chose qui la faisait frissonner de la tête aux pieds, cet ange, ce libérateur, c’était précisément l’homme qu’elle abhorrait, ce maire qu’elle avait si longtemps considéré comme l’auteur de tous ses maux, ce Madeleine ! et, au moment même où elle venait de l’insulter dune façon hideuse, il la sauvait ! S’était-elle donc trompée ? Devait-elle donc changer toute son âme ?… Elle ne savait, elle tremblait. Elle écoutait éperdue, elle regardait effarée, et à chaque parole que disait M. Madeleine, elle sentait fondre et s’écrouler en elle les affreuses ténèbres de la haine et naître dans son cœur je ne sais quoi de réchauffant et d’ineffable qui était de la joie, de la confiance et de l’amour.
Quand Javert fut sorti, M. Madeleine se tourna vers elle, et il lui dit avec une voix lente, ayant peine à parler comme un homme sérieux qui ne veut pas pleurer :
— Je vous ai entendue. Je ne savais rien de ce que vous avez dit. Je crois que c’est vrai, et je sens que c’est vrai. J’ignorais même que vous eussiez quitté mes ateliers. Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à moi ? Mais voici : je payerai vos dettes, je ferai revenir votre enfant, ou vous irez la rejoindre. Vous vivrez ici, à Paris, où vous voudrez. Je me charge de votre enfant et de vous. Vous ne travaillerez plus, si vous voulez. Je vous donnerai tout l’argent qu’il vous faudra. Vous redeviendrez honnête en redevenant heureuse. Et même, écoutez, je vous le déclare dès à présent, si tout est comme vous le dites, et je n’en doute pas, vous n’avez jamais cessé d’être vertueuse et sainte devant Dieu. Oh ! pauvre femme !
C’en était plus que la pauvre Fantine n’en pouvait supporter. Avoir Cosette ! sortir de cette vie infâme ! vivre libre, riche, heureuse, honnête, avec Cosette ! voir brusquement s’épanouir au milieu de sa misère toutes ces réalités du paradis ! Elle regarda comme hébétée cet homme qui lui parlait, et ne put que jeter deux ou trois sanglots : oh ! oh ! oh ! Ses jarrets plièrent, elle se mit à genoux devant M. Madeleine, et, avant qu’il eût pu l’en empêcher, il sentit qu’elle lui prenait la main et que ses lèvres s’y posaient.
Puis elle s’évanouit.
M. Madeleine fit transporter la Fantine à cette infirmerie qu’il avait dans sa propre maison. Il la confia aux sœurs qui la mirent au lit. Une fièvre ardente était survenue. Elle passa une partie de la nuit à délirer et à parler haut. Cependant elle finit par s’endormir.
Le lendemain vers midi Fantine se réveilla, elle entendit une respiration tout près de son lit, elle écarta son rideau et vit M. Madeleine debout qui regardait quelque chose au- dessus de sa tête. Ce regard était plein de pitié et d’angoisse et suppliait. Elle en suivit la direction et vit qu’il s’adressait à un crucifix cloué au mur.
M. Madeleine était désormais transfiguré aux yeux de Fantine. Il lui paraissait enveloppé de lumière. Il était absorbé dans une sorte de prière. Elle le considéra longtemps sans oser l’interrompre. Enfin elle lui dit timidement :
— Que faites-vous donc là ?
M. Madeleine était à cette place depuis une heure. Il attendait que Fantine se réveillât. Il lui prit la main, lui tâta le pouls, et répondit :
— Comment êtes-vous ?
— Bien, j’ai dormi, dit-elle, je crois que je vais mieux. Ce ne sera rien.
Lui reprit, répondant à la question qu’elle lui avait adressée d’abord, comme s’il ne faisait que de l’entendre :
— Je priais le martyr qui est là-haut.
Et il ajouta dans sa pensée : — Pour la martyre qui est ici-bas.
M. Madeleine avait passé la nuit et la matinée à s’informer. Il savait tout maintenant. Il connaissait dans tous ses poignants détails l’histoire de Fantine. Il continua :
— Vous avez bien souffert, pauvre mère. Oh ! ne vous plaignez pas, vous avez à présent la dot des élus. C’est de cette façon que les hommes font des anges. Ce n’est point leur faute ; ils ne savent pas s’y prendre autrement. Voyez-vous, cet enfer dont vous sortez est la première forme du ciel. Il fallait commencer par là. Il soupira profondément. Elle cependant lui souriait avec ce sublime sourire auquel il manquait deux dents.
Javert dans cette même nuit avait écrit une lettre. Il remit lui-même cette lettre le lendemain matin au bureau de poste de Montreuil-sur-mer. Elle était pour Paris, et la suscription portait : À monsieur Chabouillet, secrétaire de monsieur le préfet de police . Comme l’affaire du corps de garde s’était ébruitée, la directrice du bureau de poste et quelques autres personnes qui virent la lettre avant le départ et qui reconnurent l’écriture de Javert sur l’adresse, pensèrent que c’était sa démission qu’il envoyait.
M. Madeleine se hâta d’écrire aux Thénardier. Fantine leur devait cent vingt francs. Il leur envoya trois cents francs en leur disant de se payer sur cette somme, et d’amener tout de suite l’enfant à Montreuil-sur-mer où sa mère malade la réclamait.
Ceci éblouit le Thénardier.
— Diable ! dit-il à sa femme, ne lâchons pas l’enfant. Voilà que cette mauviette va devenir une vache à lait. Je devine. Quelque jocrisse se sera amouraché de la mère.
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