C’était d’ailleurs un profil ferme, énergique et triste. Cette physionomie était étrangement composée ; elle commençait par paraître humble et finissait par sembler sévère. L’œil luisait sous les sourcils comme un feu sous une broussaille.
Cependant un des hommes attablés était un poissonnier qui, avant d’entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, était allé mettre son cheval à l’écurie chez Labarre. Le hasard faisait que le matin même il avait rencontré cet étranger de mauvaise mine cheminant entre Bras d’Asse et… (j’ai oublié le nom, je crois que c’est Escoublon). Or, en le rencontrant, l’homme, qui paraissait déjà très fatigué, lui avait demandé de le prendre en croupe ; à quoi le poissonnier n’avait répondu qu’en doublant le pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-même avait raconté sa désagréable rencontre du matin aux gens de la Croix-de-Colbas . Il fit de sa place au cabaretier un signe imperceptible. Le cabaretier vint à lui. Ils échangèrent quelques paroles à voix basse. L’homme était retombé dans ses réflexions.
Le cabaretier revint à la cheminée, posa brusquement sa main sur l’épaule de l’homme, et lui dit :
— Tu vas t’en aller d’ici.
L’étranger se retourna et répondit avec douceur.
— Ah ! vous savez ?…
— Oui.
— On m’a renvoyé de l’autre auberge.
— Et l’on te chasse de celle-ci.
— Où voulez-vous que j’aille ?
— Ailleurs.
L’homme prit son bâton et son sac, et s’en alla.
Comme il sortait, quelques enfants, qui l’avaient suivi depuis la Croix-de-Colbas et qui semblaient l’attendre, lui jetèrent des pierres. Il revint sur ses pas avec colère et les menaça de son bâton ; les enfants se dispersèrent comme une volée d’oiseaux.
Il passa devant la prison. À la porte pendait une chaîne de fer attachée à une cloche. Il sonna.
Un guichet s’ouvrit.
— Monsieur le guichetier, dit-il en ôtant respectueusement sa casquette, voudriez-vous bien m’ouvrir et me loger pour cette nuit ?
Une voix répondit :
— Une prison n’est pas une auberge. Faites-vous arrêter, on vous ouvrira.
Le guichet se referma.
Il entra dans une petite rue où il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce qui égaye la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit une petite maison d’un seul étage dont la fenêtre était éclairée. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. C’était une grande chambre blanchie à la chaux, avec un lit drapé d’indienne imprimée et un berceau dans un coin, quelques chaises de bois et un fusil à deux coups accroché au mur. Une table était servie au milieu de la chambre. Une lampe de cuivre éclairait la nappe de grosse toile blanche, le broc d’étain luisant comme l’argent et plein de vin et la soupière brune qui fumait. À cette table était assis un homme d’une quarantaine d’années, à la figure joyeuse et ouverte, qui faisait sauter un petit enfant sur ses genoux. Près de lui, une femme toute jeune allaitait un autre enfant. Le père riait, l’enfant riait, la mère souriait.
L’étranger resta un moment rêveur devant ce spectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui ? Lui seul eût pu le dire. Il est probable qu’il pensa que cette maison joyeuse serait hospitalière, et que là où il voyait tant de bonheur il trouverait peut-être un peu de pitié.
Il frappa au carreau un petit coup très faible.
On n’entendit pas.
Il frappa un second coup.
Il entendit la femme qui disait : — Mon homme, il me semble qu’on frappe.
— Non, répondit le mari.
Il frappa un troisième coup.
Le mari se leva, prit la lampe, et alla à la porte qu’il ouvrit.
C’était un homme de haute taille, demi-paysan, demi artisan. Il portait un vaste tablier de cuir qui montait jusqu’à son épaule gauche, et dans lequel faisaient ventre un marteau, un mouchoir rouge, une poire à poudre, toutes sortes d’objets que la ceinture retenait comme dans une poche. Il renversait la tête en arrière ; sa chemise largement ouverte et rabattue montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avait d’épais sourcils, d’énormes favoris noirs, les yeux à fleur de tête, le bas du visage en museau, et sur tout cela cet air d’être chez soi qui est une chose inexprimable.
— Monsieur, dit le voyageur, pardon. En payant, pourriez-vous me donner une assiettée de soupe et un coin pour dormir dans ce hangar qui est là dans ce jardin ? Dites, pourriez-vous ? En payant.
— Qui êtes-vous ? demanda le maître du logis.
L’homme répondit : — J’arrive de Puy-Moisson. J’ai marché toute la journée. J’ai fait douze lieues. Pourriez-vous ? En payant.
— Je ne refuserais pas, dit le paysan, de loger quelqu’un de bien qui payerait. Mais pourquoi n’allez-vous pas à l’auberge ?
— Il n’y a pas de place.
— Bah ! pas possible. Ce n’est pas jour de foire ni de marché. Êtes-vous allé chez Labarre ?
— Oui.
Le voyageur répondit avec embarras : — Je ne sais pas, il ne m’a pas reçu.
— Êtes-vous allé chez chose, de la rue de Chaffaut ?
L’embarras de l’étranger croissait. Il balbutia :
— Il ne m’a pas reçu non plus.
Le visage du paysan prit une expression de défiance, il regarda le nouveau venu de la tête aux pieds, et tout à coup il s’écria avec une sorte de frémissement :
— Est-ce que vous seriez l’homme ?
Il jeta un nouveau coup d’œil sur l’étranger, fit trois pas en arrière, posa la lampe sur la table et décrocha son fusil du mur.
Cependant aux paroles du paysan : Est-ce que vous seriez l’homme ? … la femme s’était levée, avait pris ses deux enfants dans ses bras, et s’était réfugiée précipitamment derrière son mari, regardant l’étranger avec épouvante, la gorge nue, les yeux effarés, en murmurant tout bas : Tso-maraude .
Tout cela se fit en moins de temps qu’il ne faut pour se le figurer. Après avoir examiné quelques instants l’homme comme on examine une vipère, le maître du logis revint à la porte et dit :
— Va-t’en.
— Par grâce, reprit l’homme, un verre d’eau.
— Un coup de fusil ! dit le paysan.
Puis il referma la porte violemment, et l’homme l’entendit tirer deux gros verrous. Un moment après, la fenêtre se ferma au volet, et un bruit de barre de fer qu’on posait parvint au dehors.
La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. À la lueur du jour expirant, l’étranger aperçut dans un des jardins qui bordent la rue une sorte de hutte qui lui parut maçonnée en mottes de gazon. Il franchit résolument une barrière de bois et se trouva dans le jardin. Il s’approcha de la hutte ; elle avait pour porte une étroite ouverture très basse et elle ressemblait à ces constructions que les cantonniers bâtissent au bord des routes. Il pensa sans doute que c’était en effet le logis d’un cantonnier ; il souffrait du froid et de la faim ; il s’était résigné à la faim, mais c’était du moins là un abri contre le froid. Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupés la nuit. Il se coucha à plat ventre et se glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. Il resta un moment étendu sur ce lit, sans pouvoir faire un mouvement tant il était fatigué. Puis, comme son sac sur son dos le gênait et que c’était d’ailleurs un oreiller tout trouvé, il se mit à déboucler une des courroies. En ce moment, un grondement farouche se fit entendre. Il leva les yeux. La tête d’un dogue énorme se dessinait dans l’ombre à l’ouverture de la hutte.
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