Kin-Fo, son éventail à la main, promenait sur la foule son regard indifférent, et ne prenait aucun intérêt à ce qui se passait autour de lui. Ni le son métallique des piastres mexicaines, ni celui des taëls d'argent, ni celui des sapèques de cuivre, que vendeurs et chalands échangeaient avec bruit, n'auraient pu le distraire. Il en avait de quoi acheter et payer comptant le faubourg tout entier.
Wang, lui, avait déployé son vaste parapluie jaune, décoré de monstres noirs, et, sans cesse «orienté», comme doit l'être un Chinois de race, il cherchait partout matière à quelque observation.
En passant devant la porte de l'Est, son regard s'accrocha, par hasard, à une douzaine de cages en bambous, où grimaçaient des têtes de criminels, qui avaient été exécutés la veille.
«Peut-être, dit-il, y aurait-il mieux à faire que d'abattre des têtes! Ce serait de les rendre plus solides!»
Kin-Fo n'entendit sans doute pas la réflexion de Wang, qui l'eût certainement étonné de la part d'un ancien Taï-ping.
Tous deux continuèrent à suivre le quai, en tournant les murailles de la ville chinoise.
A l'extrémité du faubourg, au moment où ils allaient mettre le pied sur la concession française, un indigène, vêtu d'une longue robe bleue, frappant d'un petit bâton une corne de buffle qui rendait un son strident, venait d'attirer la foule.
«Un sien-cheng, dit le philosophe.
– Que nous importe! répondit Kin-Fo.
– Ami, reprit Wang, demande-lui donc la bonne aventure. C'est une occasion, au moment de te marier!»
Kin-Fo voulait continuer sa route. Wang le retint.
Le «sien-cheng» est une sorte de prophète populaire, qui, pour quelques sapèques, fait métier de prédire l'avenir. Il n'a d'autres ustensiles professionnels qu'une cage, renfermant un petit oiseau, cage qu'il accroche à l'un des boutons de sa robe, et un jeu de soixante-quatre cartes, représentant des figures de dieux, d'hommes ou d'animaux. Les Chinois de toute classe, généralement superstitieux, ne font point fi des prédictions du sien-cheng, qui, probablement, ne se prend pas au sérieux.
Sur un signe de Wang, celui-ci étala à terre un tapis de cotonnade, y déposa sa cage, tira son jeu de cartes, le battit et le disposa sur le tapis, de manière que les figures fussent invisibles.
La porte de la cage fut alors ouverte. Le petit oiseau sortit, choisit une des cartes, et rentra, après avoir reçu un grain de riz pour récompense.
Le sien-cheng retourna la carte. Elle portait une figure d'homme et une devise, écrite en kunanrima, cette langue mandarine du Nord, langue officielle, qui est celle des gens instruits.
Et alors, s'adressant à Kin-Fo, le diseur de bonne aventure lui prédit ce que ses confrères de tous pays prédisent invariablement sans se compromettre, à savoir, qu'après quelque épreuve prochaine, il jouirait de dix mille années de bonheur.
«Une, répondit Kin-Fo, une seulement, et je te tiendrais quitte du reste!»
Puis, il jeta à terre un taël d'argent, sur lequel le prophète se précipita comme un chien affamé sur un os à moelle.
De pareilles aubaines ne lui étaient pas ordinaires.
Cela fait, Wang et son élève se dirigèrent vers la colonie française, le premier songeant à cette prédiction qui s'accordait avec ses propres théories sur le bonheur, le second sachant bien qu'aucune épreuve ne pouvait l'atteindre.
Ils passèrent ainsi devant le consulat de France, remontèrent jusqu'au ponceau jeté, sur Yang-King-Pang, traversèrent le ruisseau, prirent obliquement à travers le territoire anglais, de manière à gagner le quai du port européen.
Midi sonnait alors. Les affaires, très actives pendant la matinée, cessèrent comme par enchantement. La journée commerciale était pour ainsi dire terminée, et le calme allait succéder au mouvement, même dans la ville anglaise, devenue chinoise sous ce rapport.
En ce moment, quelques navires étrangers arrivaient au port, la plupart sous le pavillon du Royaume-Uni. Neuf sur dix, il faut bien le dire, sont chargés d'opium. Cette abrutissante substance, ce poison dont l'Angleterre encombre la Chine, produit un chiffre d'affaires qui dépasse deux cent soixante millions de francs et rapporte trois cents pour cent de bénéfice. En vain le gouvernement chinois a-t-il voulu empêcher l'importation de l'opium dans le Céleste Empire. La guerre de 1841 et le traité de Nan-King ont donné libre entrée à la marchandise anglaise et gain de cause aux princes marchands. Il faut, d'ailleurs, ajouter que, si le gouvernement de Péking a été jusqu'à édicter la peine de mort contre tout Chinois qui vendrait de l'opium, il est des accommodements moyennant finance avec les dépositaires de l'autorité. On croit même que le mandarin gouverneur de Shang-Haï encaisse un million annuellement, rien qu'en fermant les yeux sur les agissements de ses administrés.
Il va sans dire que ni Kin-Fo ni Wang ne s'adonnaient à cette détestable habitude de fumer l'opium, qui détruit tous les ressorts de l'organisme et conduit rapidement à la mort.
Aussi, jamais une once de cette substance n'était-elle entrée dans la riche habitation, où les deux amis arrivaient, une heure après avoir débarqué sur le quai de Shang-Haï Wang – ce qui aurait encore surpris de la part d'un ex-Taï-ping – n'avait pas manqué de dire: «Peut-être y aurait-il mieux à faire que d'importer l'abrutissement à tout un peuple! Le commerce, c'est bien; mais la philosophie, c'est mieux! Soyons philosophes, avant tout, soyons philosophes!»
IV DANS LEQUEL KIN-FO REÇOIT UNE IMPORTANTE LETTRE QUI A DÉJÀ HUIT JOURS DE RETARD
Un yamen est un ensemble de constructions variées, rangées suivant une ligne parallèle, qu'une seconde ligne de kiosques et de pavillons vient couper perpendiculairement. Le plus ordinairement, le yamen sert d'habitation aux mandarins d'un rang élevé et appartient à l'empereur; mais il n'est point interdit aux riches Célestials d'en posséder en toute propriété, et c'était un de ces somptueux hôtels qu'habitait l'opulent Kin-Fo.
Wang et son élève s'arrêtèrent à la porte principale, ouverte au front de la vaste enceinte qui entourait les diverses constructions du yamen, ses jardins et ses cours.
Si, au lieu de la demeure d'un simple particulier, c'eût été celle d'un magistrat mandarin, un gros tambour aurait occupé la première place sous l'auvent découpé et peinturluré de la porte. Là, de nuit comme de jour, seraient venus frapper ceux de ses administrés qui auraient eu à réclamer justice. Mais, au lieu de ce «tambour des plaintes», de vastes jarres en porcelaine ornaient l'entrée du yamen, et contenaient du thé froid, incessamment renouvelé par les soins de l'intendant. Ces jarres étaient à la disposition des passants, générosité qui faisait honneur à Kin-Fo. Aussi était-il bien vu, comme on dit, «de ses voisins de l'Est et de l'Ouest».
A l'arrivée du maître, les gens de la maison accoururent à la porte pour le recevoir. Valets de chambre, valets de pied, portiers, porteurs de chaises, palefreniers, cochers, servants, veilleurs de nuit, cuisiniers, tout ce monde qui compose la domesticité chinoise fit la haie sous les ordres de l'intendant. Une dizaine de coolies, engagés au mois pour les gros ouvrages, se tenaient un peu en arrière.
L'intendant souhaita la bienvenue au maître du logis.
Celui-ci fit à peine un signe de la main et passa rapidement.
«Soun? dit-il seulement.
Soun! répondit Wang en souriant. Si Soun était là, ce ne serait plus Soun!
– Où est Soun?» répéta Kin-Fo.
L'intendant dut avouer que ni lui ni personne ne savait ce qu'était devenu Soun.
Or, Soun n'était rien moins que le premier valet de chambre, spécialement attaché à la personne de Kin-Fo, et dont celui-ci ne pouvait en aucune façon se passer.
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