«Gargousse était enchaîné au pied du lit.
«Au milieu de la chambre il y avait une chaise avec une corde pendante au dossier…
«- Ass… assis-toi… là», continua Pique-Vinaigre en imitant, jusqu’à la fin de ce récit, le bégaiement empâté d’un homme ivre, lorsqu’il faisait parler Coupe-en-Deux.
«Gringalet s’assied tout tremblant; alors Coupe-en-Deux, toujours sans parler, l’entortille de la grande corde et l’attache sur la chaise, et cela pas facilement, car, quoique le montreur de bêtes eût encore un peu de vue et de connaissance, vous pensez qu’il faisait les nœuds doubles. Enfin voilà Gringalet solidement amarré sur sa chaise. «Mon bon Dieu! Mon bon Dieu! murmura-t-il, cette fois personne ne viendra me délivrer.»
«Pauvre petit, il avait raison, personne ne pouvait, ne devait venir comme vous allez le voir: le doyen était parti rassuré, Coupe-en-Deux avait fermé la porte de sa cour en dedans à double tour, mis le verrou; personne ne pouvait donc venir au secours de Gringalet.
– Oh! pour cette fois, se dirent les prisonniers impressionnés par ce récit, Gringalet, tu es perdu…
– Pauvre petit…
– Quel dommage!
– S’il ne fallait que donner vingt sous pour le sauver, je les donnerais.
– Moi aussi.
– Gueux de Coupe-en-Deux!
– Qu’est-ce qu’il va lui faire?
Pique-Vinaigre continua:
– Quand Gringalet fut bien attaché sur sa chaise, son maître lui dit, et le conteur imita de nouveau l’accent d’un homme ivre: «Ah!… gredin… c’est toi… qui as été cause que… que j’ai été battu par le doyen… tu… vas mou… mourir…»
«Et il tire de sa poche un grand rasoir tout fraîchement repassé, l’ouvre et prend d’une main Gringalet par les cheveux…
Un murmure d’indignation et d’horreur circula parmi les détenus et interrompit un moment Pique-Vinaigre, qui reprit:
– À la vue du rasoir, l’enfant se mit à crier:
«- Grâce! mon maître… grâce!… Ne me tuez pas!
«- Va, crie… crie… môme… tu ne crieras pas longtemps, répondit Coupe-en-Deux.
«- Moucheron d’or! Moucheron d’or! À mon secours! cria le pauvre Gringalet presque en délire, et se rappelant son rêve qui l’avait tant frappé; voilà l’araignée qui va me tuer!
«- Ah! tu m’app… tu m’appelles… araignée, toi…, dit Coupe-en-Deux… À cause de ça… et d’autres… d’autres choses, tu vas mourir… entends-tu… mais… pas de ma main… parce que… la… chose… et puis qu’on me guillotinerait… je dirai… et prou… prouverai que c’est… le singe… J’ai tantôt… préparé la chose… a… a… enfin n’importe, dit Coupe-en-Deux en se soutenant à peine; puis, appelant son singe, qui, au bout de sa chaîne, la tendait de toutes ses forces en grinçant des dents et en regardant tour à tour son maître et l’enfant:
«- Tiens, Gargousse, lui dit-il en lui montrant le rasoir et Gringalet qu’il tenait par les cheveux, tu vas lui faire comme ça… vois-tu?…»
«Et, passant à plusieurs reprises le dos du rasoir sur le cou de Gringalet, il fit comme s’il lui coupait le cou.
«Le gueux de singe était si imitateur, si méchant et si malin, qu’il comprit ce que son maître voulait: et, comme pour le lui prouver, il se prit le menton avec la patte gauche, renversa sa tête en arrière, et, avec sa patte droite, il fit mine de se couper le cou.
«- C’est ça, Gargousse… ça y est, dit Coupe-en-Deux, en balbutiant, en fermant les yeux à demi et en trébuchant si fort qu’il manqua de tomber avec Gringalet et la chaise… oui, ça y est… je vas te… dé… détacher, et tu… lui couperas le sifflet, n’est-ce pas, Gargousse?»
«Le singe cria en grinçant des dents, comme pour dire oui, et avança la patte pour prendre le rasoir que Coupe-en-Deux lui tendait.
«- Moucheron d’or, à mon secours!» murmura Gringalet d’une pauvre voix mourante, certain cette fois d’être à sa dernière heure.
«Car, hélas! il appelait le moucheron d’or à son secours sans y compter et sans l’espérer; mais il disait cela comme on dit: «Mon Dieu! Mon Dieu!» quand on se noie…
«Eh bien! pas du tout.
«Voilà-t-il pas qu’à ce moment-là Gringalet voit entrer par la fenêtre ouverte une de ces petites mouches vert et or, comme il y en a tant! On aurait dit une étincelle de feu qui voltigeait; et juste à l’instant où Coupe-en-Deux venait de donner le rasoir à Gargousse, le moucheron d’or s’en va se bloquer droit dans l’œil de ce méchant brigand.
«Une mouche dans l’œil, ça n’est pas grand-chose; mais, dans le moment, vous savez que ça cuit comme une piqûre d’épingle; aussi Coupe-en-Deux, qui se soutenait à peine, porta vivement la main à son œil, et ça par un mouvement si brusque qu’il trébucha, tomba tout de son long, et roula comme une masse au pied du lit où était enchaîné Gargousse.
«- Moucheron d’or, merci… tu m’as sauvé!» cria Gringalet; car toujours assis et attaché sur sa chaise, il avait tout vu.
– C’est ma foi vrai, pourtant, le moucheron d’or l’a empêché d’avoir le cou coupé, s’écrièrent les détenus transportés de joie.
– Vive le moucheron d’or! cria le bonnet bleu.
– Oui, vive le moucheron d’or! répétèrent plusieurs voix.
– Vivent Pique-Vinaigre et ses contes! dit un autre.
– Attendez donc, reprit le conteur; voici le plus beau et le plus terrible de l’histoire que je vous avais promise: Coupe-en-Deux avait tombé par terre comme un plomb; il était si soûl, si soûl, qu’il ne remuait pas plus qu’une bûche… Il était ivre mort… quoi! et sans connaissance de rien; mais en tombant il avait manqué d’écraser Gargousse et lui avait presque cassé une patte de derrière… Vous savez comme ce vilain animal était méchant, rancunier et malicieux. Il n’avait pas lâché le rasoir que son maître lui avait donné pour couper le cou à Gringalet. Qu’est-ce que fait mon gueux de singe quand il voit son maître étendu sur le dos, immobile comme une carpe pâmée et bien à sa portée? Il saute sur lui, s’accroupit sur sa poitrine, d’une de ses pattes lui tend la peau du cou, et de l’autre… crac… il vous lui coupe le sifflet net comme verre… juste comme Coupe-en-Deux lui avait enseigné à le faire sur Gringalet.
– Bravo!…
– C’est bien fait!…
– Vive Gargousse!… crièrent les détenus avec enthousiasme.
– Vive le petit moucheron d’or!
– Vive Gringalet!
– Vive Gargousse!
– Eh bien! mes amis, s’écria Pique-Vinaigre enchanté du succès de son récit, ce que vous criez là, toute la Petite-Pologne le criait une heure plus tard.
– Comment cela… comment?
– Je vous ai dit que pour faire son mauvais coup tout à son aise le gueux de Coupe-en-Deux avait fermé sa porte en dedans. À la brune, voilà les enfants qui arrivent les uns après les autres avec leurs bêtes; les premiers cognent, personne ne répond; enfin, quand ils sont tous rassemblés, ils recognent, rien. L’un d’eux s’en va trouver le doyen et lui dire qu’ils avaient beau frapper, et que leur maître ne leur ouvrait pas. «Le gredin se sera soûlé comme un Anglais, dit-il, je lui ai envoyé du vin tantôt; faut enfoncer sa porte, ces enfants ne peuvent pas rester la nuit dehors.»
«On enfonce la porte à coups de merlin; on entre, on monte, on arrive dans la chambre, et qu’est-ce qu’on voit? Gargousse enchaîné et accroupi sur le corps de son maître et jouant avec le rasoir; le pauvre Gringalet, heureusement hors de la portée de la chaîne de Gargousse, toujours assis et attaché sur sa chaise, n’osant pas lever les yeux sur le corps de Coupe-en-Deux, et regardant, devinez quoi? la petite mouche d’or, qui, après avoir voleté autour de l’enfant comme pour le féliciter, était enfin venue se poser sur sa petite main.
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