J’observais cependant mon guide et l’inconnu. Le premier s’approchait bien à contre-cœur; [16] à contre-cœur – против собственной воли, с неохотой
l’autre semblait n’avoir pas de mauvais desseins contre nous, car il avait rendu la liberté à son cheval, et son espingole, qu’il tenait d’abord horizontale, était maintenant dirigée vers la terre.
Ne croyant pas devoir me formaliser du peu de cas [17] formaliser du peu de cas – относиться недостаточно внимательно
qu’on avait paru faire de ma personne, je m’étendis sur l’herbe, et d’un air dégagé je demandai à l’homme à l’espingole s’il n’avait pas un briquet sur lui. En même temps je tirais mon étui à cigares. L’inconnu, toujours sans parler, fouilla dans sa poche, prit son briquet, et s’empressa de me faire du feu. Évidemment il s’humanisait; car il s’assit en face de moi, toutefois sans quitter son arme. Mon cigare allumé, je choisis le meilleur de ceux qui me restaient, et je lui demandai s’il fumait.
– Oui, monsieur, répondit-il.
C’étaient les premiers mots qu’il faisait entendre, et je remarquai qu’il ne prononçait pas l’ s à la manière andalouse, [18] qu’il ne prononçait pas l’ s à la mani è re andalouse – Les Andalous aspirent l’ s , et la confondent dans la prononciation avec le c doux et le z , que les Espagnols prononcent comme le th anglais. Sur le seul mot Señor on peut reconnaitre un Andalous. ( примеч. автора )
d’où je conclus que c’était un voyageur comme moi, moins archéologue seulement.
– Vous trouverez celui-ci assez bon, lui dis-je en lui présentant un véritable régalia de la Havane. [19] un véritable régalia de la Havane – настоящая большая сигара высшего качества из Гаваны
Il me fit une légère inclination de tête, alluma son cigare au mien, me remercia d’un autre signe de tête, puis se mit à fumer avec l’apparence d’un très vif plaisir.
– Ah! s’écria-t-il en laissant échapper lentement sa première bouffée par la bouche et les narines, comme il y avait longtemps que je n’avais fumé!
En Espagne, un cigare donné et reçu établit des relations d’hospitalité, comme en Orient le partage du pain et du sel. Mon homme se montra plus causant que je ne l’avais espéré. D’ailleurs, bien qu’il se dît habitant du partido de Montilla, [20] du partido de Montilla – здесь : принадлежит к жителям Монтильи
il paraissait connaître le pays assez mal. Il ne savait pas le nom de la charmante vallée où nous nous trouvions; il ne pouvait nommer aucun village des alentours; enfin, interrogé par moi s’il n’avait pas vu aux environs des murs détruits, de larges tuiles à rebords, des pierres sculptées, il confessa qu’il n’avait jamais fait attention à pareilles choses. En revanche, il se montra expert en matière de chevaux. Il critiqua le mien, ce qui n’était pas dificile; puis il me fit la généalogie du sien, qui sortait du fameux haras de Cordoue: noble animal, en effet, si dur à la fatigue, à ce que prétendait son maître, qu’il avait fait une fois trente lieues dans un jour, au galop ou au grand trot. Au milieu de sa tirade, l’inconnu s’arrêta brusquement, comme surpris et fâché d’en avoir trop dit.
– C’est que j’étais très pressé d’aller à Cordoue, reprit-il avec quelque embarras. J’avais à solliciter les juges [21] solliciter les juges – ходатайствовать перед судьей
pour un procès…
En parlant, il regardait mon guide Antonio, qui baissait les yeux.
L’ombre et la source me charmèrent tellement, que je me souvins de quelques tranches d’excellent jambon que mes amis de Montilla avaient mis dans la besace de mon guide. Je les fis apporter, et j’invitai l’étranger à prendre sa part de la collation impromptue. S’il n’avait pas fumé depuis longtemps, il me parut vraisemblable qu’il n’avait pas mangé depuis quarante-huit heures au moins. Il dévorait comme un loup affamé. Je pensai que ma rencontre avait été providentielle pour le pauvre diable. [22] le pauvre diable – ( разг .) бедняга
Mon guide, cependant, mangeait peu, buvait encore moins, et ne parlait pas du tout, bien que depuis le commencement de notre voyage il se fût révélé à moi comme un bavard sans pareil. La présence de notre hôte semblait le gêner, et une certaine méfiance les éloignait l’un de l’autre sans que j’en devinasse positivement la cause. [23] sans que j’en devinasse positivement la cause – хоть я не мог разгадать причину этого
Déjà les dernières miettes du pain et du jambon avaient disparu; nous avions fumé chacun un second cigare; j’ordonnai au guide de brider nos chevaux, et j’allais prendre congé de [24] prendre congé de qn – проститься с кем-л.
mon nouvel ami, lorsqu’il me demanda où je comptais passer la nuit.
Avant que j’eusse fait attention à un signe de mon guide, j’avais répondu que j’allais à la venta del Cuervo. [25] la venta del Cuervo – ( исп .) Воронья вента, здесь : постоялый двор
– Mauvais gîte pour une personne comme vous, monsieur… J’y vais, et, si vous me permettez de vous accompagner, nous ferons route ensemble.
– Très volontiers, dis-je en montant à cheval.
Mon guide, qui me tenait l’étrier, me fit un nouveau signe des yeux. J’y répondis en haussant les épaules, comme pour l’assurer que j’étais parfaitement tranquille, et nous nous mîmes en chemin.
Les signe mystérieux d’Antonio, son inquiétude, quelques mots échappés à l’inconnu, surtout sa course de trente lieues et l’explication peu plausible qu’il en avait donnée, avaient déjà formé mon opinion sur le compte de mon compagnon de voyage. Je ne doutai pas que je n’eusse affaire à un contrebandier, peut-être à un voleur; que m’importait? Je connaissais assez le caractère espagnol pour être très sûr de n’avoir rien à craindre d’un homme qui avait mangé et fumé avec moi. Sa présence même était une protection assurée contre toute mauvaise rencontre. D’ailleurs, j’étais bien aise de savoir ce que c’est qu’un brigand. On n’en voit pas tous les jours, et il y a un certain charme à se trouver auprès d’un être dangereux, surtout lorsqu’on le sent doux et apprivoisé.
J’espérais amener par degrés [26] par degrés – постепенно, мало-помалу
l’inconnu à me faire des confidences, et, malgré les clignements d’yeux de mon guide, je mis la conversation sur les voleurs de grand chemin. Bien entendu que j’en parlai avec respect. Il y avait alors en Andalousie un fameux bandit nommé José-Maria, dont les exploits étaient dans toutes les bouches. «Si j’étais à côté de José-Maria?» me disais-je… Je racontai les histoires que je savais de ce héros, toutes à sa louange [27] à la louange – к чести кого-л.
d’ailleurs, et j’exprimai hautement mon admiration pour sa bravoure et sa générosité.
– José-Maria n’est qu’un drôle, dit froidement l’étranger.
Se rend-il justice, [28] Se rend-il justice – Оценивает ли он сам себя по заслугам
ou bien est-ce excès de modestie de sa part? me demandai-je mentalement; car à force de considérer mon compagnon, j’étais parvenu à lui appliquer le signalement de José-Maria, que j’avais lu afiché aux portes de mainte ville d’Andalousie. – Oui, c’est bien lui… Cheveux blonds, yeux bleus, grande bouche, belles dents, les mains petites; une chemise fine, une veste de velours à boutons d’argent, des guêtres de peau blanche, un cheval bai… Plus de doute! Mais respectons son incognito.
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