Chevaliers et bourgeois s’armèrent et coururent aux murailles : ils virent dans la plaine briller les heaumes, flotter les pennons de cendal, et tout l’ost de Riol qui s’avançait en bel arroi. Le duc Hoël et Kaherdin déployèrent aussitôt devant les portes les premières batailles de chevaliers. Arrivés à la portée d’un arc, ils brochèrent les chevaux, lances baissées, et les flèches tombaient sur eux comme pluie d’avril. Mais Tristan s’armait à son tour avec ceux que le guetteur avait réveillés les derniers. Il lace ses chausses, passe le bliaut, les houseaux étroits et les éperons d’or ; il endosse le haubert, fixe le heaume sur la ventaille ; il monte, éperonne son cheval jusque dans la plaine et paraît, l’écu dressé contre sa poitrine, en criant : « Carhaix ! » Il était temps : déjà les hommes d’Hoël reculaient vers les bailes. Alors il fit beau voir la mêlée des chevaux abattus et des vassaux navrés, les coups portés par les jeunes chevaliers, et l’herbe qui, sous leurs pas, devenait sanglante. En avant de tous, Kaherdin s’était fièrement arrêté, en voyant poindre contre lui un hardi baron, le frère du comte Riol. Tous deux se heurtèrent des lances baissées. Le Nantais brisa la sienne sans ébranler Kaherdin, qui, d’un coup plus sûr, écartela l’écu de l’adversaire et lui planta son fer bruni dans le côté jusqu’au gonfanon. Soulevé de selle, le chevalier vide les arçons et tombe.
Au cri que poussa son frère, le duc Riol s’élança contre Kaherdin, le frein abandonné. Mais Tristan lui barra le passage. Quand ils se heurtèrent, la lance de Tristan se rompit dans ses mains, et celle de Riol, rencontrant le poitrail du cheval ennemi, pénétra dans les chairs et l’étendit mort sur le pré. Tristan, aussitôt relevé, l’épée fourbie à la main : « Couard, dit-il, la male mort à qui laisse le maître pour navrer le cheval ! Tu ne sortiras pas vivant de ce pré ! – Je crois que vous mentez ! » répondit Riol en poussant sur lui son destrier.
Mais Tristan esquiva l’atteinte, et, levant le bras, fit lourdement tomber sa lame sur le heaume de Riol, dont il embarra le cercle et emporta le nasal. La lance glissa de l’épaule du chevalier au flanc du cheval, qui chancela et s’abattit à son tour. Riol parvint à s’en débarrasser et se redressa ; à pied tous deux, l’écu troué, fendu, le haubert démaillé, ils se requièrent et s’assaillent ; enfin Tristan frappe Riol sur l’escarboucle de son heaume. Le cercle cède, et le coup était si fortement asséné que le baron tombe sur les genoux et sur les mains. « Relève-toi, si tu peux, vassal, lui cria Tristan ; à la male heure es-tu venu dans ce champ : il te faut mourir ! »
Riol se remet en pieds, mais Tristan l’abat encore d’un coup qui fendit le heaume, trancha la coiffe et découvrit le crâne. Riol implora merci, demanda la vie sauve, et Tristan reçut son épée. Il la prit à temps, car de toutes parts les Nantais étaient venus à la rescousse de leur seigneur. Mais déjà leur seigneur était recréant. Riol promit de se rendre en la prison du duc Hoël, de lui jurer de nouveau hommage et foi, de restaurer les bourgs et les villages brûlés. Par son ordre, la bataille s’apaisa, et son ost s’éloigna.
Quand les vainqueurs furent rentrés dans Carhaix, Kaherdin dit à son père : « Sire, mandez Tristan, et retenez-le ; il n’est pas de meilleur chevalier et votre pays a besoin d’un baron de telle prouesse ». Ayant pris le conseil de ses hommes, le duc Hoël appela Tristan : « Ami, je ne saurais trop vous aimer, car vous m’avez conservé cette terre. Je veux donc m’acquitter envers vous. Ma fille, Iseut aux Blanches Mains, est née de ducs, de rois et de reines. Prenez-la, je vous la donne. – Sire, je la prends », dit Tristan.
Ah ! Seigneurs, pourquoi dit-il cette parole ? Mais, pour cette parole, il mourut. Jour est pris, terme fixé. Le duc vient avec ses amis. Tristan avec les siens. Le chapelain chante la messe. Devant tous, à la porte du moutier selon la loi de sainte Église, Tristan épouse Iseut aux Blanches Mains. Les noces furent grandes et riches. Mais, la nuit venue, tandis que les hommes de Tristan le dépouillaient de ses vêtements, il advint que, en retirant la manche trop étroite de son bliaut, ils enlevèrent et firent choir de son doigt son anneau de jaspe vert, l’anneau d’Iseut la Blonde. Il sonne clair sur les dalles.
Tristan regarde et le voit. Alors son ancien amour se réveille, et Tristan connaît son forfait. Il lui ressouvint du jour où Iseut la Blonde lui avait donné cet anneau : c’était dans la forêt où, pour lui, elle avait mené l’âpre vie. Et, couché auprès de l’autre Iseut, il revit la hutte du Morois. Par quelle forsennerie avait-il en son cœur accusé son amie de trahison ? Non, elle souffrait pour lui toute misère, et lui seul l’avait trahie. Mais il prenait aussi en compassion Iseut sa femme, la simple, la belle. Les deux Iseut l’avaient aimé à la male heure. À toutes les deux il avait menti sa foi.
Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s’étonnait de l’entendre soupirer, étendu à ses côtés. Elle lui dit enfin, un peu honteuse : « Cher seigneur, vous ai-je offensé en quelque chose ? Pourquoi ne me donnez-vous pas un seul baiser ? Dites-le moi, que je connaisse mon tort, et je vous en ferai belle amendise, si je puis. – Amie, dit Tristan, ne vous courroucez pas, mais j’ai fait un vœu. Naguère, en un autre pays, j’ai combattu un dragon, et j’allais périr, quand je me suis souvenu de la Mère de Dieu : je lui ai promis que, délivré du monstre par sa courtoisie, si jamais je prenais femme, tout un an je m’abstiendrais de l’accoler et de l’embrasser… – Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je le souffrirai bonnement ».
Mais quand les servantes, au matin, lui ajustèrent la guimpe des femmes épousées, elle sourit tristement, et songea qu’elle n’avait guère droit à cette parure.
À quelques jours de là, le duc Hoël, son sénéchal et tous ses veneurs, Tristan, Iseut aux Blanches Mains et Kaherdin sortirent ensemble du château pour chasser en forêt. Sur une route étroite, Tristan chevauchait à la gauche de Kaherdin, qui de sa main droite retenait par les rênes le palefroi d’Iseut aux Blanches Mains.
Or, le palefroi buta dans une flaque d’eau. Son sabot fit rejaillir l’eau si fort jusque sous les vêtements d’Iseut qu’elle en fut toute mouillée et sentit la froidure plus haut que son genou. Elle jeta un cri léger, et d’un coup d’éperon enleva son cheval en riant d’un rire si haut et si clair que Kaherdin, poignant après elle et l’ayant rejointe, lui demanda : « Belle sœur, pourquoi riez-vous ? – Pour un penser qui me vint, beau frère. Quand cette eau a jailli vers moi, je lui ai dit : « Eau, tu es plus hardie que ne fut jamais le hardi Tristan ! » C’est de quoi j’ai ri. Mais déjà j’ai trop parlé, frère, et m’en repens ».
Kaherdin, étonné, la pressa si vivement qu’elle lui dit enfin la vérité de ses noces. Alors Tristan les rejoignit et tous trois chevauchèrent en silence jusqu’à la maison de chasse. Là Kaherdin appela Tristan à parlement, et lui dit : « Sire Tristan, ma sœur m’a avoué la vérité de ses noces. Je vous tenais à pair et à compagnon. Mais vous avez faussé votre foi et honni ma parenté. Désormais, si vous ne me faites droit, sachez que je vous défie ». Tristan lui répondit : « Oui, je suis venu parmi vous pour votre malheur. Mais apprends ma misère, beau doux ami, frère et compagnon, et peut-être ton cœur s’apaisera. Sache que j’ai une autre Iseut, plus belle que toutes les femmes, qui a souffert et qui souffre encore pour moi, maintes peines. Certes ta sœur m’aime et m’honore ; mais, pour l’amour de moi, l’autre Iseut traite à plus d’honneur encore que ta sœur ne me traite, un chien que je lui ai donné. Viens ; quittons cette chasse, suis-moi où je te mènerai ; je te dirai la misère de ma vie ».
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