«Hélas ! songeait-il, qu’est devenu Gondoïne ? Il s’est échappé : que n’ai-je pu lui payer même salaire ? » Il essuya son épée, la remit en sa gaine, traîna sur le cadavre un tronc d’arbre, et laissant le corps sanglant, il s’en fut, le chaperon en tête, vers son amie. Au château de Tintagel Gondoïne l’avait devancé : déjà, grimpé sur la haute fenêtre, il avait piqué sa baguette d’épine dans la courtine, écarté légèrement deux pans de l’étoffe, et regardait au travers la chambre bien jonchée. D’abord il n’y vit personne que Perinis ; puis ce fut Brangien qui tenait encore le peigne dont elle venait de peigner la reine aux cheveux d’or. Mais Iseut entra, puis Tristan. Il portait d’une main son arc d’aubier et deux flèches ; dans l’autre il tenait deux longues tresses d’homme. Il laissa tomber sa chape, et son beau corps apparut. Iseut la Blonde s’inclina pour le saluer, et comme elle se redressait, levant la tête vers lui, elle vit, projetée sur la tenture, l’ombre de la tête de Gondoïne.
Tristan lui disait : « Vois-tu ces belles tresses ? Ce sont celles de Denoalen. Je t’ai vengée de lui. Jamais plus il n’achètera ni ne vendra écu ni lance ! – C’est bien, seigneur ; mais tendez cet arc, je vous prie : je voudrais voir s’il est commode à bander ». Tristan le tendit, étonné, comprenant à demi. Iseut prit l’une des deux flèches, l’encocha, regarda si la corde était bonne, et dit à voix basse et rapide : « Je vois chose qui me déplaît. Vise bien, Tristan ! »
Il prit la pose, leva la tête et vit, tout au haut de la courtine, l’ombre de la tête de Gondoïne. « Que Dieu, fait-il, dirige cette flèche! » Il dit, se retourne vers la paroi, tire. La longue flèche siffle dans l’air, émerillon ni hirondelle ne vole si vite, crève l’œil du traître, traverse sa cervelle comme la chair d’une pomme, et s’arrête, vibrante, contre le crâne. Sans un cri, Gondoïne s’abattit et tomba sur un pieu.
Alors Iseut dit à Tristan : « Fuis maintenant, ami ! Tu le vois, les félons connaissent ton refuge ! Andret survit, il l’enseignera au roi ; il n’est plus de sûreté pour toi dans la cabane du forestier ! Fuis, ami, Perinis le Fidèle cachera ce corps dans la forêt, si bien que le roi n’en saura jamais nulles nouvelles. Mais toi, fuis de ce pays, pour ton salut, pour le mien ! »
Tristan dit : « Comment pourrais-je vivre ? – Oui, ami Tristan, nos vies sont enlacées et tissées l’une à l’autre. Et moi, comment pourrais-je vivre ? Mon corps reste ici, tu as mon cœur. – Iseut, amie, je pars, je ne sais pour quel pays. Mais, si jamais tu revois l’anneau de jaspe vert, feras-tu ce que je te demanderai par lui ? – Oui, tu le sais : si je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit folie ou sagesse ! – Amie, que le Dieu né en Béthléem t’en sache gré ! – Ami, que Dieu te garde ! »
XIV
Le grelot merveilleux
Tristan se réfugia en Galles, sur la terre du noble duc Gilain. Le duc était jeune, puissant, débonnaire ; il l’accueillit comme un hôte bienvenu. Pour lui faire honneur et joie, il n’épargna nulle peine ; mais ni les aventures ni les fêtes ne purent apaiser l’angoisse de Tristan.
Un jour qu’il était assis aux côtés du jeune duc, son cœur était si douloureux qu’il soupirait sans même s’en apercevoir. Le duc, pour adoucir sa peine, commanda d’apporter dans sa chambre privée son jeu favori qui, par sortilège, aux heures tristes, charmait ses yeux et son cœur. Sur une table recouverted’une pourpre noble et riche, on plaça son chien Petit-Crû [56]. C’était un chien enchanté : il venait au duc de l’île d’Avallon ; une fée le lui avait envoyé comme un présent d’amour. Nul ne saurait par des paroles assez habiles décrire sa nature et sa beauté. Son poil était coloré de nuances si merveilleusement disposées que l’on ne savait nommer sa couleur ; son encolure semblait d’abord plus blanche que neige, sa croupe plus verte que feuille de trèfle, l’un de ses flancs rouge comme l’écarlate, l’autre jaune comme le safran, son ventre bleu comme le lapis-lazuli, son dos rosé ; mais quand on le regardait plus longtemps, toutes ces couleurs dansaient aux yeux et muaient, tour à tour blanches et vertes, jaunes, bleues, pourprées, sombres ou fraîches. Il portait au cou, suspendu à une chaînette d’or, un grelot au tintement si gai, si clair, si doux, qu’à l’ouïr le cœur de Tristan s’attendrit, s’apaisa, et que sa peine se fondit. Il ne lui souvint plus de tant de misères endurées pour la reine ; car telle était la merveilleuse vertu du grelot : le cœur, à l’entendre sonner si doux, si gai, si clair, oubliait toute peine. Et tandis que Tristan, ému par le sortilège, caressait la petite bête enchantée qui lui prenait tout son chagrin et dont la robe, au toucher de sa main, semblait plus douce qu’une étoffe de samit, il songeait que ce serait là un beau présent pour Iseut. Mais que faire ? Le duc Gilain aimait Petit-Crû par-dessus toute chose, et nul n’aurait pu l’obtenir de lui, ni par ruse, ni par prière.
Un jour, Tristan dit au duc : « Sire, que donneriez-vous à qui délivrerait votre terre du géant Urgan le Velu, qui réclame de vous de si lourds tributs ? – En vérité, je donnerais à choisir à son vainqueur, parmi mes richesses, celle qu’il tiendrait pour la plus précieuse ; mais nul n’osera s’attaquer au géant. – Voilà merveilleuses paroles, reprit Tristan. Mais le bien ne vient jamais dans un pays que par les aventures, et, pour tout l’or de Pavie, je ne renoncerais à mon désir de combattre le géant. – Alors, dit le duc Gilain, que le Dieu né d’une Vierge vous accompagne et vous défende de la mort ! »
Tristan atteignit Urgan le Velu dans son repaire. Longtemps ils combattirent furieusement. Enfin la prouesse triompha de la force, l’épée agile de la lourde massue, et Tristan, ayant tranché le poing droit du géant, le rapporta au duc : « Sire, en récompense, ainsi que vous l’avez promis, donnez-moi Petit-Crû, votre chien enchanté ! – Ami, qu’as-tu demandé ? Laisse-le-moi et prends plutôt ma sœur et la moitié de ma terre. – Sire, votre sœur est belle, et belle est votre terre ; mais c’est pour gagner votre chien-fée que j’ai attaqué Urgan le Velu. Souvenez-vous de votre promesse ! – Prends-le donc ; mais sache que tu m’as enlevé la joie de mes yeux et la gaieté de mon cœur ! »
Tristan confia le chien à un jongleur de Galles, sage et rusé, qui le porta de sa part en Cornouailles. Il parvint à Tintagel et le remit secrètement à Brangien. La reine s’en réjouit grandement, donna en récompense dix marcs d’or au jongleur et dit au roi que la reine d’Irlande, sa mère, envoyait ce cher présent. Elle fit ouvrer pour le chien, par un orfèvre, une niche précieusement incrustée d’or et de pierreries et, partout où elle allait, le portait avec elle, en souvenir de son ami. Et, chaque fois qu’elle le regardait, tristesse, angoisse, regrets s’effaçaient de son cœur. Elle ne comprit pas d’abord la merveille : si elle trouvait une telle douceur à le contempler, c’était, pensait-elle, parce qu’il lui venait de Tristan ; c’était, sans doute, la pensée de son ami qui endormait ainsi sa peine.
Mais un jour elle connut que c’était un sortilège, et que seul le tintement du grelot charmait son cœur. « Ah ! pensa-t-elle, convient-il que je connaisse le réconfort, tandis que Tristan est malheureux ? Il aurait pu garder ce chien enchanté et oublier ainsi toute douleur ; par belle courtoisie, il a mieux aimé me l’envoyer, me donner sa joie et reprendre sa misère. Mais il ne sied pas qu’il en soit ainsi ; Tristan, je veux souffrir aussi longtemps que tu souffriras ».
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