Tristan s’appuie sur son arc, et longuement se lamente dans la nuit. Dans le fourré clos de ronces qui leur servait de gîte, Iseut la Blonde attendait le retour de Tristan. A la clarté d’un rayon de lune, elle vit luire à son doigt l’anneau d’or que Marc y avait glissé. Elle songea : « Celui qui, par belle courtoisie m’a donné cet anneau d’or n’est pas l’homme irrité qui me livrait aux lépreux ; non, c’est le seigneur compatissant qui, du jour où j’ai abordé sur sa terre, m’accueillit et me protégea. Comme il aimait Tristan ! Mais je suis venue, et qu’ai-je fait ? Tristan ne devrait-il pas vivre au palais du roi, avec cent damoiseaux autour de lui, qui seraient de sa mesnie et le serviraient pour être armés chevaliers ? Ne devrait-il pas, chevauchant par les cours et les baronnies, chercher soudées et aventures [50] ? Mais, pour moi, il oublie toute chevalerie, exilé de la cour, pourchassé dans ce bois, menant cette vie sauvage !… ».
Elle entendit alors sur les feuilles et les branches mortes s’approcher le pas de Tristan. Elle vint à sa rencontre comme à son ordinaire, pour lui prendre ses armes. Elle lui enleva des mains l’arc Qui-ne-faut et ses flèches, et dénoua les attaches de son épée. « Amie, dit Tristan, c’est l’épée du roi Marc. Elle devait nous égorger, elle nous a épargnés ».
Iseut prit l’épée, en baisa la garde d’or ; et Tristan vit qu’elle pleurait. « Amie, dit-il, si je pouvais faire accord avec le roi Marc ! S’il m’admettait à soutenir par bataille que jamais, ni en fait, ni en paroles, je ne vous ai aimée d’amour coupable, tout chevalier de son royaume depuis Lidan jusqu’à Durham qui m’oserait contredire me trouverait armé en champ clos. Puis, si le roi voulait souffrir de me garder en sa mesnie, je le servirais à grand honneur, comme mon seigneur et mon père ; et, s’il préférait m’éloigner et vous garder, je passerais en Frise ou en Bretagne, avec Gorvenal comme seul compagnon. Mais partout où j’irais, reine, et toujours, je resterais vôtre. Iseut, je ne songerais pas à cette séparation, n’était la dure misère que vous supportez pour moi depuis si longtemps, belle, en cette terre déserte. – Tristan, qu’il vous souvienne de l’ermite Ogrin dans son bocage. Retournons vers lui, et puissions-nous crier merci au puissant roi céleste, Tristan, ami! »
Ils éveillèrent Gorvenal ; Iseut monta sur le cheval, que Tristan conduisit par le frein, et, toute la nuit, traversant pour la dernière fois les bois aimés, ils cheminèrent sans une parole.
Au matin, ils prirent du repos, puis marchèrent encore, tant qu’ils parvinrent à l’ermitage. Au seuil de sa chapelle, Ogrin lisait en un livre. Il les vit, et, de loin, les appela tendrement : « Amis ! comme amour vous traque de misère en misère ! Combien durera votre folie ? Courage ! repentez-vous enfin! » Tristan lui dit : « Ecoutez, sire Ogrin. Aidez-nous pour offrir un accord au roi. Je lui rendrais la reine. Puis, je m’en irais au loin, en Bretagne ou en Frise ; un jour, si le roi voulait me souffrir près de lui, je reviendrais et le servirais comme je dois ». Inclinée aux pieds de l’ermite, Iseut dit à son tour, dolente : « Je ne vivrai plus ainsi. Je ne dis pas que je me repente d’avoir aimé et d’aimer Tristan, encore et toujours ; mais nos corps, du moins, seront désormais séparés ».
L’ermite pleura et adora Dieu : « Dieu, beau roi tout-puissant ! Je vous rends grâces de m’avoir laissé vivre assez longtemps pour venir en aide à ceux-ci ! » Il les conseilla sagement, puis il prit de l’encre et du parchemin et écrivit un bref où Tristan offrait un accord au roi. Quand il y eut écrit toutes les paroles que Tristan lui dit, celui-ci les scella de son anneau.
« Qui portera ce bref ? demanda l’ermite. – Je le porterai moi-même. – Non, sire Tristan, vous ne tenterez point cette chevauchée hasardeuse ; j’irai pour vous, je connais bien les êtres du château. – Laissez, beau sire Ogrin ; la reine restera en votre ermitage ; à la tombée de la nuit, j’irai avec mon écuyer, qui gardera mon cheval ».
Quand l’obscurité descendit sur la forêt, Tristan se mit en route avec Gorvenal. Aux portes de Tintagel, il le quitta. Sur les murs, les guetteurs sonnaient leurs trompes. Il se coula dans le fossé et traversa la ville au péril de son corps. Il franchit comme autrefois les palissades aiguës du verger, revit le perron de marbre, la fontaine et le grand pin, et s’approcha de la fenêtre derrière laquelle le roi dormait. Il l’appela doucement. Marc s’éveilla. « Qui es-tu, toi qui m’appelles dans la nuit à pareille heure ? – Sire, je suis Tristan, je vous apporte un bref ; je le laisse là, sur le grillage de cette fenêtre. Faites attacher votre réponse à la branche de la Croix-Rouge. – Pour l’amour de Dieu, beau neveu, attends-moi! » Il s’élança sur le seuil, et, par trois fois, cria dans la nuit : « Tristan ! Tristan ! Tristan, mon fils ! »
Mais Tristan avait fui. Il rejoignit son écuyer, et, d’un bond léger, se mit en selle : « Fou ! dit Gorvenal, hâte-toi, fuyons par ce chemin ». Ils parvinrent enfin à l’ermitage où ils trouvèrent, les attendant, l’ermite qui priait, Iseut qui pleurait.
Marc fit éveiller son chapelain et lui tendit la lettre. Le clerc brisa la cire et salua d’abord le roi au nom de Tristan ; puis, ayant habilement déchiffré les paroles écrites, il lui rapporta ce que Tristan lui mandait. Marc l’écouta sans mot dire et se réjouissait en son cœur, car il aimait encore la reine. Il convoqua nommément les plus prisés de ses barons, et, quand ils furent tous assemblés, ils firent silence et le roi parla : « Seigneurs, j’ai reçu ce bref. Je suis roi sur vous et vous êtes mes féaux. Écoutez les choses qui me sont mandées ; puis, conseillez-moi, je vous en requiers, puisque vous me devez le conseil ».
Le chapelain se leva, délia le bref de ses deux mains, et, debout devant le roi : « Seigneurs, dit-il, Tristan mande d’abord salut et amour au roi et à toute sa baronnie. « Roi, ajoute-t-il, quand j’ai eu tué le dragon et que j’eus conquis la fille du roi d’Irlande, c’est à moi qu’elle fut donnée ; j’étais maître de la garder, mais je ne l’ai point voulu : je l’ai amenée en votre contrée et vous l’ai livrée. Pourtant, à peine l’aviez-vous prise pour femme, des félons vous firent accroire leurs mensonges. En votre colère, bel oncle, mon seigneur, vous avez voulu nous faire brûler sans jugement. Mais Dieu a été pris de compassion : nous l’avons supplié, il a sauvé la reine, et ce fut justice ; moi aussi, en me précipitant d’un rocher élevé, j’échappai, par la puissance de Dieu. Qu’ai-je fait depuis, que l’on puisse blâmer ? La reine était livrée aux malades, je suis venu à sa rescousse, je l’ai emportée : pouvais-je donc manquer en ce besoin à celle qui avait failli mourir, innocente, à cause de moi ? J’ai fui avec elle par les bois : pouvais-je donc, pour vous la rendre, sortir de la forêt et descendre dans la plaine ? N’aviez-vous pas commandé qu’on nous prît morts ou vifs ? Mais, aujourd’hui comme alors, je suis prêt, beau sire, à donner mon gage et à soutenir contre tout venant par bataille que jamais la reine n’eut pour moi, ni moi pour la reine, d’amour qui vous fût une offense. Ordonnez le combat : je ne récuse nul adversaire, et, si je ne puis prouver mon droit, faites-moi brûler devant vos hommes. Mais si je triomphe et qu’il vous plaise de reprendre Iseut au clair visage, nul de vos barons ne vous servira mieux que moi ; si, au contraire, vous n’avez cure de mon service [51], je passerai la mer, j’irai m’offrir au roi de Gavoie ou au roi de Frise, et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Sire, prenez conseil, et, si vous ne consentez à nul accord, je ramènerai Iseut en Irlande, où je l’ai prise ; elle sera reine en son pays ».
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