Le fermier, en effet, venait d’Acadie ; un pays dont l’évocation, après quatre années, faisait encore couler des frissons d’horreur le long des échines canadiennes. C’est en 1755 que les Anglais et les Américains, las de l’insuccès de leurs armes dans l’ouest et le sud de la Nouvelle-France, décidèrent de balayer, à titre de compensation, les paisibles cultivateurs acadiens qui ne songeaient qu’à faire fructifier les terres avancées de l’est et n’y réussissaient que trop bien. Au mois de juin, 2 000 miliciens et soldats réguliers d’Angleterre, de Nouvelle-Écosse et du Massachusetts aux ordres du colonel Monckton s’emparaient sans la moindre difficulté du fort Beauséjour qui commandait en quelque sorte l’entrée du pays. L’homme qui le rendit sans combattre se nommait Louis Vergor du Chambon.
Ce qui suivit fut affreux : peu de semaines après, quelque 6 500 habitants de Beauséjour, de Grand-Pré, d’Annapolis et de Piziquid furent arrachés à leurs maisons, à leurs terres, parqués comme des bestiaux sur les plages, surtout celle de Grand-Pré, sans qu’on leur permît d’emporter autre chose qu’un paquet de hardes. Par centaines, on les entassa sur d’infects navires qui avaient déjà servi au trafic des esclaves, et on les conduisit dans les colonies américaines de l’Angleterre où les habitants les reçurent à coups de pierres et les pourchassèrent.
Ceux qui tentaient de résister étaient abattus. Ce fut le cas d’Adam Tavernier. Laissé pour mort – il n’en était pas si loin d’ailleurs ! –, il dut voir sa femme et sa fille embarquées de force sur l’un des abominables rafiots qui, trop chargé, se laissa déporter par un coup de vent sur le premier écueil venu, s’y brisa et coula sans que les envahisseurs, massés sur le rivage, eussent seulement levé le petit doigt pour porter secours aux naufragés.
La nuit venue, Adam, à demi fou de désespoir, réussit en rassemblant le peu de forces qui lui restaient à voler une barque et à prendre le large. Sans trop savoir où il allait et seulement soutenu par une idée fixe ; s’éloigner le plus possible de la terre dont la férocité des Anglais venait de faire un lieu maudit… Au bout de deux jours, il perdit connaissance et se laissa aller au fond du bateau qu’il ne pouvait plus empêcher de dériver à la merci des récifs ou des baleines. Au moins, il ne souffrait plus…
Lorsqu’il reprit conscience, il se trouvait dans une hutte indienne copieusement enfumée. Un homme lui prodiguait des soins. Cet homme, c’était Konoka : l’ange gardien d’Adam l’avait fait échouer dans une tribu abénaki.
Il y reçut la plus généreuse hospitalité. L’hiver était là, se refermant comme un poing sur les hommes et les animaux. S’il était plus rude à supporter dans un village indien que dans une maison, du moins le rescapé trouva-t-il dans le wigwam de Konoka chaleur et nourriture qui lui permirent de récupérer une grande partie de sa vigueur passée, et d’apprendre à mieux connaître les hommes rouges : leur philosophie l’aida à endurer les premiers mois de tourments. Il apprit d’eux qu’un « guerrier », même s’il se croit seul à jamais sur la terre, se doit de rester debout et de marcher fermement vers un autre destin, quel qu’il soit…
Lorsque la neige s’évanouit devant l’assaut du printemps, Adam annonça son départ. Ayant bien réfléchi, il prit finalement une décision : rejoindre ses frères de race afin de voir quelle aide il pourrait leur apporter. Parmi eux, il gardait un ami, le seul sans doute qu’il soit certain de conserver encore : le docteur Tremaine qu’il connaissait depuis des années pour l’avoir reçu à plusieurs reprises dans sa maison de Beauséjour au cours de ses voyages. Il allait le retrouver à Québec, sûr que celui-là ne le trahirait jamais.
Il se prépara donc à partir et c’est alors que Konoka prit la décision de l’accompagner : une sorte d’attachement silencieux l’unissait à Tavernier. En outre, il craignait sans le dire que les forces de son protégé ne fussent pas encore suffisantes pour qu’il puisse accomplir seul un voyage à pied plutôt long, face aux dangers suscités par les hasards des chemins et les autres tribus indiennes. Surtout les Iroquois.
Tout se passa au mieux. Guillaume Tremaine accueillit Adam Tavernier comme un frère malheureux. Il lui confia spontanément les Treize Vents dont le métayer, un jeune homme, désirait partir se marier et s’installer à Trois-Rivières. Alors Konoka déclara que, si l’on voulait bien de lui, il était prêt à assister son frère blanc.
Malheureusement, Adam apprit bientôt la proximité de la famille Vergor. Il y eut un moment difficile. De tous ses maux et de toutes ses souffrances, Adam tenait l’inepte Vergor pour responsable. Aussi, avant de l’installer définitivement aux Treize Vents, Tremaine s’attacha-t-il à obtenir de son hôte la promesse de ne rien tenter contre le capitaine. C’eût été mettre en péril non seulement lui-même mais aussi la maison et peut-être la famille…
En effet, l’ancien commandant du fort Beauséjour jouissait de l’entière protection de l’intendant Bigot. On avançait même qu’au temps où il sévissait en Acadie, il avait reçu de Bigot cet encourageant billet : « Profitez, mon cher Vergor, de votre place ; taillez, rognez, vous avez tout pouvoir afin que vous puissiez me venir joindre en France et acheter un bien à portée de moi ! » Or, qui disait Bigot, disait Vaudreuil, et l’inimitié du gouverneur pouvait être redoutable.
Adam promit, par loyalisme envers celui qui l’accueillait et lui rendait un semblant de famille mais, pour être recuite, sa haine n’en demeura pas moins vivante. Dans son cœur, le capitaine la partageait avec Bigot, bien entendu, mais aussi avec un certain M. de Voltaire, bel esprit adulé des salons à ce que l’on disait et qui, apprenant en 1756 le tremblement de terre où venait de s’abîmer Lisbonne, aurait osé écrire : « Je voudrais que le tremblement de terre eût englouti cette misérable Acadie au lieu de Lisbonne… » Celui-là, Adam se réservait, si l’occasion se présentait pour lui d’aller en France, de l’amener à une plus juste compréhension de l’humanité souffrante. Fût-ce à la force des poings s’il le fallait… En attendant, il y avait mieux à faire…
Lorsque le docteur Tremaine rentra au logis, l’oie était presque cuite et embaumait toute la maison. Autour du feu, Mathilde, Petit-Guillaume, Adam et Konoka suivaient avec ravissement le mouvement lent de la broche qui offrait à la flamme une peau passant doucement du blond soutenu à la teinte appétissante d’un caramel profond. Comme s’ils n’avaient jamais rien vu de semblable…
En entendant la porte s’ouvrir, Mathilde se hâta au-devant de son mari afin de le débarrasser de son sac, de son chapeau et de son habit. La vue des siens réunis autour d’un futur bon repas arracha un sourire à cet homme fatigué, sans effacer tout à fait le pli d’inquiétude qui se creusait entre ses sourcils. Adam aussi vint à sa rencontre en lui tendant un verre de cidre. Il l’accepta, mais son regard sombre ne s’en trouva pas éclairé pour autant. Après avoir jeté un coup d’œil à l’horloge, Mathilde sentit que quelque chose n’allait pas :
— Je suis un peu en peine de Richard, dit-elle. Il n’est pas encore rentré et cependant il se fait tard…
— Nous ne l’attendrons pas, ma mie. Richard ne rentrera pas cette nuit…
— Mais…
— Il n’y a pas de mais ! Je l’ai rencontré et il m’a dit avoir le grand honneur d’être prié à souper, avec Me Huguet cela va de soi, chez M. l’intendant général et…
Les circonlocutions et autres détours de la diplomatie n’étaient pas le fait d’Adam Tavernier. Alors que Mathilde osait à peine montrer de la surprise, il gronda :
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