— Enlevé, lui aussi ! Par un certain Vitry qui s’est annoncé comme son cousin et son meilleur ami... et qu’il a suivi en toute innocence puisque aucun visage ne s'inscrit dans sa mémoire. Voyons la lettre et venez par ici ! On ne va pas rester là et vous avez besoin de vous remettre !
— Oh moi, c’est sans importance ! Lisez plutôt !
— Encore cette foutue dague!... Tonnerre de Dieu ! C'est une conspiration !...
Et il se mit à lire à haute voix :
« Tu n’as pas voulu m’obéir, aussi vas-tu recevoir à présent ta punition ! Si tu veux revoir vivante la pauvre loque qu’est devenu ton mari, tu dois exécuter mes ordres à la lettre. Tu vas sortir du château seule, habillée comme lorsque tu te promènes à pied. Tu iras ainsi jusqu’à la lisière des bois et tu continueras ton chemin. Quiconque tenterait de te suivre serait abattu, même ceux du château s’ils étaient derrière toi. Nous sommes nombreux et nous tirons juste ! Tu pénétreras dans le bois où tu es attendue. Toute désobéissance de ta part ou de celle d’un tiers signerait la mort de Thomas. Et une mort assez cruelle pour qu’il implore longuement sa venue...
« Hâte-toi ! Je te donne dix minutes pour apparaître sur le chemin de l’étang. Je vais savourer cet instant où tu vas venir vers ton destin comme, un peu plus tard, celui où, de toi-même, tu viendras t’offrir à moi ! »
A mesure qu’il lisait, la voix d’Hubert baissait. Il mâchait les mots jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus qu’une sorte de grondement qui explosa sur le dernier.
— Par tous les diables de l’enfer ! J’arracherai la peau de ce monstre pouce par pouce ! Depuis quand Lorie est-elle partie ?
— Une heure environ. Que comptez-vous faire !
— Les retrouver ! Et pour cela interroger ce beau « monsignore » qui a lâchement livré mon fils !
— L’évêque de Luçon ? Vous êtes fou ! s’écria Clarisse. Où êtes-vous allé chercher pareille idée ?
— Tout simplement dans mon petit cerveau. Il est seul avec ceux de la maison à savoir où Thomas était soigné. Et vous voyez le résultat ?
— Mais pourquoi aurait-il fait cela ?
— Pour plaire à son cher Concini, voyons ! La Cour, le Roi, la Reine, tout le monde est en route vers l’Espagne. Il est le maître à Paris !
— Le Florentin et sa femme sont partis avec eux sans doute.
— Ce serait étonnant. L’amant de la Médicis au mariage de son fils ? Les Espagnols n'apprécieraient pas !
— On dit qu’il est à leur solde depuis longtemps !
— A plus forte raison si vous ajoutez les crises « démoniaques » de sa moitié ! Non, je suis persuadé qu’il est là et son évêque avec lui. En attendant, qu’on m’appelle Flagy avec des chevaux frais !
— Il n’est pas ici ! Pendant que Lorenza se dirigeait vers son bourreau, je l’ai fait sortir du château par le souterrain accompagné de quelques hommes. Dans l’espoir qu’il pourrait apercevoir quelque chose... et peut-être dépister des traces. Rappelez-vous que c’est un remarquable chasseur !
Sidéré, Hubert dévisagea sa sœur comme s'il la voyait pour la première fois.
— Ma parole, il vous arrive d’avoir du génie ?
— Je suis votre sœur, Hubert ! A ceci près que |e réfléchis davantage.
— Mais... des chevaux ?
— Ils sont trois. Ceux de la ferme devraient suffire...
Tandis que, enveloppée d’une épaisse mante à l’épreuve de la pluie, elle avançait sans hâte sur le chemin tant de fois parcouru qui longeait l’étang, Lorenza se sentait étrangement calme. Naturellement courageuse, elle ne redoutait ce qui allait venir que pour Thomas, plus malade peut-être qu’on ne le lui avait dit et que l’ennemi, si soigneusement caché, voulait faire souffrir, mais ce ne serait qu’un mauvais moment à passer pour l'un comme pour l’autre puisqu’elle ne lui survivrait pas. Dans quelques heures, tout serait terminé et peut-être aussi pour celui qu'elle appelait l’ennemi sans visage. Dans les plis de sa robe, elle sentait le poids rassurant de la dague dont, ce matin encore, elle avait vérifié le double fil. La belle arme n'était-elle pas, à elle seule, l’instrument de la vengeance et la clef de la vie éternelle ?
Prétendre qu’elle n’emportait pas des regrets serait faux et c’est pourquoi pas une seule fois elle ne se retourna vers son beau Courcy, ce château de rêve où elle avait connu les heures les plus merveilleuses de sa vie. Le temps écoulé n’avait pas réussi à en atténuer la saveur, l’ardente griserie coupée d’instants si doux. Cela, le misérable qui l’attendait au bout du chemin ne pourrait jamais le lui enlever, même s’il parvenait à obtenir ce qu’il convoitait depuis si longtemps : son corps qu’il voulait asservir. Mais elle le vendrait d’autant plus cher qu'elle était décidée à frapper la première, dès la minute où elle se trouverait en sa présence. A quoi bon des paroles dans ce genre de situation ? L'individu, quel qu'il soit, n’était rien d’autre qu’un criminel pervers qui ne méritait pas de vivre.
Une seule satisfaction - si l’on pouvait appeler cela ainsi !-, dans la situation où elle se trouvait : elle allait pouvoir mettre un nom sur le visage de son adversaire. Tout au moins avoir une certitude car, à force d'y penser, elle en était venue à s'en douter encore qu'elle hésitât entre deux hypothèses...
A présent, la lisière du bois était devant elle. Avant d'y pénétrer, elle envoya une pensée pleine de tendresse à ceux qui étaient devenus ses chers parents : Clarisse et Hubert ! Dans un laps de temps incertain, ils n’auraient plus d’enfants du tout ! Et pourtant ils avaient le cœur assez grand pour l’avoir aimée, elle par qui le malheur était entré chez eux !
« Ô Seigneur, pria-t-elle tout bas, si l’un de nous a la chance d’en sortir vivant, faites que ce soit Thomas ! Même diminué, même privé de ses souvenirs, car ils sauront bien lui en susciter d’autres ! Aidez-moi à le sauver ! »
Elle fit un ample signe de croix et s’aventura sous le couvert des arbres...
Elle ne vit rien d’abord que le sentier tapissé de feuilles sèches se perdant sous l’enchevêtrement des branches. Puis soudain, elle sentit une présence derrière elle : un homme masqué armé d’un pistolet qui lui prit le bras.
— Par ici !
Il la mena jusqu’à un sentier où attendait une voiture dont tous les mantelets étaient baissés. Sur le siège, il y avait un cocher immobile et emmitouflé à l’instar d’un troisième homme, qui tenait la portière ouverte. Il lui fit signe de monter. Elle obtempéra. L’homme qui la guidait en fit autant et s'assit auprès d’elle.
— Allons ! dit-il seulement.
La portière se referma et Lorenza se trouva dans une quasi-obscurité qui, de nuit, devait être totale, mais qui gardait encore un semblant de clarté par les interstices des rideaux de cuir.
— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-elle sans trop d’espoir de réponse.
Pourtant, il en vint une :
— Taisez-vous et tenez-vous tranquille ! Au moindre mouvement suspect je tire !
Il possédait une voix vulgaire, épaisse et presque pâteuse comme s’il avait bu. Elle s’offrit le luxe d’un petit rire.
— Cela m’étonnerait ! Il paraît que votre maître tient essentiellement à me voir... et en bon état !
— Taisez-vous ou je vous bâillonne !
— Dans ce cas...
C’eût été stupide en effet. Sa situation était déjà assez critique sans qu’on y ajoute un nouvel inconfort... La jeune femme s'établit de son mieux dans son coin en essayant de repérer le chemin de l’attelage. Depuis le temps qu’elle habitait Courcy, elle s’était suffisamment familiarisée avec les alentours du château ainsi qu’avec une partie appréciable de la vallée de l’Oise pour comprendre qu’on se dirigeait plutôt vers Paris. Mais sans doute ces gens se méfiaient-ils de son intelligence - et en cela ils lui faisaient grand honneur ! - car au bout d’un petit quart d’heure on prit à droite, puis à gauche, et encore à gauche, puis à droite et, après avoir fait plusieurs fois le tour de ce qui devait être un rond-point, on suivit enfin une direction dont elle était à présent incapable de dire si c’était celle du nord, du sud ou de l’ouest. La route, droite, ne présentait plus d’intérêt : Lorenza était bel et bien perdue mais, au fond, le lieu où se déroulerait son calvaire, et très certainement sa mort, avait-il quelque importance ?
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