Planté au milieu de la pièce, Fleming semblait changé en statue.
- Qui étaient-ils ? articula-t-il enfin.
- Comment le saurions-nous ? intervint Aurore. Ils étaient masqués et je ne pense pas avoir entendu leurs voix jusqu’à présent. Ils étaient trois, armés jusqu’aux dents. Pendant que l’un d’eux nous tenait sous la menace de son pistolet, les autres fouillaient la maison. Cela faisait un bruit horrible… Tout juste comme en ce moment ! continua-t-elle, désignant de la main la porte ouverte sur l’écho de cris et de protestations…
Brusquement elle parut sortir d’un rêve, recula et remarqua sèchement :
- Au lieu de courir après les ravisseurs, vous ne bougez pas ? Et pendant ce temps vos trabans… Que veniez-vous faire ici, Monsieur le chancelier de Saxe ?
Il tira du large revers de sa manche un document qu’il déplia pour mettre en évidence le sceau rouge :
- Ce que l’on vous a montré ressemblait-il à ceci ?
- En tous points, répondit Amélie. Ainsi, ajouta-t-elle avec une répugnance qu'elle ne chercha pas à cacher, vous veniez accomplir la même vilaine besogne : arracher un enfant à sa mère ?
- Oui… mais pour son bien ! Monseigneur entend que son fils bâtard soit élevé où et comme il l’entend en un lieu où il ignorera l’identité de ses parents ! Cela dans l’intérêt de l’Etat ! Il existe à Dresde un prince héritier. Et l’on sait trop à quels excès pourrait conduire un homme dans les veines de qui coule le sang des Koenigsmark !
- Il vaut mieux que celui des Wettin 1, lança Aurore indignée. Chez nous on n’a jamais fait la guerre aux enfants ! Je ne sais qui sont au juste les voleurs de mon fils mais vous et votre maître ne valez pas plus cher qu’eux…
L’un des trabans vint rejoindre Fleming :
- On ne trouve rien, Monsieur le chancelier, sinon les traces qu’un rapt a réellement eu lieu.
- Continuez de chercher ! Fouillez le jardin et les dépendances ! Il se peut, fit-il avec un froid sourire, que l’on nous joue en ce lieu quelque comédie…
La gifle qu’Aurore lui assena lui coupa la parole cependant qu’un filet de sang marquait sa joue à l’endroit où la bague de la jeune femme l’avait égratignée. Il y porta sa main gantée, regarda, puis les yeux dans ceux de son adversaire, l’essuya au dossier de soie d’un fauteuil :
- Voilà un geste que vous regretterez jusqu’à la fin de votre vie ! J’y veillerai !
- Comment le pourriez-vous ? Vous n’êtes pas le maître en Saxe, que je sache ? Vous abusez seulement de l’absence du prince. Et si vous pensez que nous jouons je ne sais quelle comédie, je peux, moi, supposer que cet ordre est un faux ! Rien ne s’imite mieux qu’une signature. Allez-vous-en, Monsieur le chancelier, vous n’avez plus rien à faire ici ! Soyez certain que je vais m’efforcer, avec mes faibles moyens, de retrouver mon fils.
- J’ai tout lieu de penser que j’y parviendrai avant vous et que force restera à la loi du prince !
Amélie qui se tenait en retrait de sa sœur, vint passer un bras autour de sa taille. Elle prit conscience de la tension que celle-ci subissait en sentant la raideur de son corps.
- Nulle famille n’est plus respectueuse de la loi du prince que nous avons choisi librement, dit-elle en appuyant intentionnellement sur les derniers mots. Nous ne sommes ni des émigrés ni des réfugiés…
- Dirons-nous des mercenaires ?
- Voilà un mot malvenu dans votre bouche puisque vous-même n’êtes pas autre chose. Prussien alors que nous sommes suédois ? Cela devrait inciter l’Electeur Frédéric-Auguste à tenir la balance égale entre nous. Soyez sûr que nous saurons l’en faire souvenir !
Fleming esquissa le geste d’applaudir :
- Belles paroles, Madame de Loewenhaupt ! Dignes de l’épouse d’un vaillant soldat. Ce qui n’est pas le cas de votre sœur. Moi, je suis l’ami de Monseigneur et j’ai sa confiance. Elle n’est… qu’une ancienne maîtresse ! Ce qui fait une différence énorme ! Mesdames, j’ai bien l’honneur de vous saluer !
Il se décida enfin à ôter son chapeau pour le faire virevolter selon les règles, s’esquiva, mais pour revenir un instant plus tard :
- J’allais oublier ! Vous devrez rester jusqu’à nouvel ordre ! Le bourgmestre Winkel va recevoir des instructions précises en ce sens et aura à répondre, si besoin est, de leur exécution… Pendant ce temps je vais m’appliquer à rechercher votre jeune fugitif.
Pour mieux marquer sa détermination, la porte claqua derrière lui. Les bruits de pas quittèrent la maison puis ce furent les roulements du carrosse et le claquement des sabots… Aurore ferma les yeux en portant la main à son front. Amélie crut qu’elle allait s’évanouir et la fit asseoir. Elle voulut aller chercher de l’eau, mais Aurore la retint :
- Reste, je t’en prie ! Il m’est indispensable de te savoir là !…
C’était profondément vrai. Aurore à cet instant ressentait avec une sorte de gratitude la force du lien qui l’unissait à son aînée. Leurs différences faisaient ressortir leur complémentarité - en dépit de la parenthèse Loewenhaupt - elles étaient toujours les sœurs Koenigsmark…
Elles restèrent longtemps assises côte à côte sur le canapé, la main dans la main, sans rien dire, laissant s’éteindre en elles l’écho des paroles menaçantes de Fleming. Enfin Aurore soupira :
- Crois-tu qu’il puisse encore les rattraper ?
- Non. Ils doivent être loin à présent et Fleming ignore qu’il court après Beuchling. On peut compter sur celui-là pour savoir s’assurer de l’aide en cas de nécessité. Après tout, s’il n’est plus chancelier il reste conseiller du prince et il agit sur la volonté d’Anna-Sophia. Rassure-toi et viens te reposer ! Je vais te faire monter un plateau…
- Non, merci ! Je préfère souper avec toi puis rester un peu au coin du feu. Je sais trop ce qui m’attend dans mon lit…
La nuit fut, en effet, telle qu’elle la redoutait : épuisante. Vers trois heures du matin, lasse de se tourner et de se retourner dans ses couvertures qui lui semblaient étouffantes, Aurore finit par se lever et descendit à la cuisine se faire chauffer du lait. Elle en tira de l’apaisement mais aucune solution à ses problèmes. Elle ne cessait de passer par des alternances de colère et d’abattement dues à la conscience de son impuissance en face de Fleming. Pendant l’absence de Frédéric-Auguste, il s’arrogeait tous les droits et l’on ne pouvait que courber la tête pour éviter les coups…
Et soudain, elle eut envie de fuir, de tourner une bonne fois le dos à cette Saxe dont elle avait tant espéré… à ce prince qu’elle aimait toujours et qui semblait ne plus se soucier d’elle. D’autre part, l’hiver approchait et il n’était pas d’usage de guerroyer à la mauvaise saison. Si Frédéric-Auguste n’était pas encore rentré à Dresde, il ne pouvait plus tarder ? Lui parler, ne fût-ce qu’un instant, et peut-être que les choses s’arrangeraient ?…
Elle eut conscience du marasme où elle se débattait et de son impossibilité à choisir la bonne décision. En quelques minutes elle venait de passer du désir de regagner Hambourg pour s’y réchauffer aux petites mains de son fils à celui de courir jusqu’à Dresde afin d’y renouer des liens relâchés par l’absence. Cela ne pouvait durer ! Mais d’abord, prendre connaissance des dernières consignes laissées par Fleming !… Au matin, elle envoya demander au bourgmestre de venir la voir, pendant qu’Amélie s’était rendue à l’église.
Il vint aussitôt mais Aurore n’eut pas besoin d’y regarder à deux reprises pour remarquer les plis soucieux dont se creusait sa figure si joviale. Depuis son arrivée à Goslar, elle entretenait avec lui des relations proches de l’amitié comme il est normal entre braves gens tournés par nature à la sympathie. Henri-Christophe Winkel s’était ingénié à adoucir de son mieux ses ordres concernant la jeune femme qu’il ne pouvait s’empêcher de plaindre. Qu’en était-il encore après le passage de Fleming ?
Читать дальше