- Voulez-vous que j’appelle le médecin ?
- Non… non… ces… ces révélations… ne sont que pour moi. Donnez-moi seulement un peu d’eau !
Il l’aida à boire, inquiet de constater qu’elle tremblait de la tête aux pieds et que ses dents s’entrechoquaient contre le cristal :
- J’aurais dû vous épargner cette dernière abomination, regretta-t-il.
- Non ! Il faut vraiment que je sache la vérité, même la pire ! Ce Buschmann a-t-il su ce que l’on avait fait… du corps ?
- Oui, parce qu’il était l’un de ceux que l’argent dévouait à la comtesse… Ils étaient là à regarder cet homme qui avait été leur colonel et qu’ils avaient assassiné quand l’Electeur est arrivé. Quand il a vu ce qui s’était passé, il est entré dans une colère terrible contre M me de Platen :
- J’avais permis son arrestation, pas sa mort. Votre victime est célèbre dans l’Europe entière. Les cours vont s’émouvoir. Cela risque de causer un énorme scandale…
- On peut l’emporter, l’enfouir au fond d’un bois.
Il a répondu que c’était impossible, qu’il allait faire jour, qu’on ne pouvait pas l’enlever de la salle des Chevaliers. Il fallait qu’il y reste ! Alors, il a donné l’ordre d’aller chercher de la chaux vive tandis qu’il faisait jouer un mécanisme ouvrant dans la cheminée l’entrée d’un souterrain dont les princes de Hanovre se transmettaient le secret de génération en génération. Le même existait au Leineschloss. Il n’y avait dans la salle à ce moment-là que le prince, sa maîtresse, Buschmann et un camarade. Ceux-ci portèrent le corps dans ce qui allait être son tombeau et le recouvrirent de chaux. Puis tout se referma et la vie reprit ses droits, mais pour Buschmann le souvenir de cette nuit effrayante allait devenir son cauchemar, le ronger lentement dans la crainte du châtiment éternel. C’est pourquoi, se sentant touché par la mort il m’a demandé…
- Il vous connaissait ?
- Comme Michel Hildebrandt, il était originaire des environs du temple Saint-Thomas.
- Je vois…
En fait, elle ne voyait absolument rien. Ses paroles obéissaient machinalement à l’impulsion de son cerveau. Tandis que son corps semblait changé en pierre. Le seul signe de vie, c’étaient les larmes qui débordaient de ses yeux, glissant sur ses joues sans interruption, sans qu’elle esquisse le moindre geste pour les essuyer. Effrayé, Cramer recula, appela pour faire entrer Ulrica et le médecin. Elle ne parut pas s’apercevoir de son départ. Elle était devenue la personnification de la douleur bien qu’elle ne la ressentît pas encore : la violence du choc encaissé l’avait en quelque sorte anesthésiée. Un moment on put la croire en catalepsie, mais sa faible respiration disait que ce n’était pas le cas.
Ulrica et le D r Trumph durent cependant batailler longtemps avant que l’effrayante raideur ne cède et qu’Aurore se laisse enfin aller dans leurs bras, secouée de sanglots si violents qu’ils semblaient lui arracher le cœur…
CHAPITRE XIII
LA NAISSANCE D’UN HÉROS
Eût-elle été dans son état normal, Aurore eût laissé sa haine l’emporter avec les démons de la vengeance. Elle eût tout abandonné pour se consacrer uniquement à la recherche de l’immonde Platen afin de lui faire payer son crime le plus cher possible, mais elle était en état de moindre résistance, rendue à peu près impotente par le poids de son ventre, et ce fut la douleur qui la submergea. Prostrée à longueur de journée sans plus de goût à rien, ses nuits étaient traversées d’un cauchemar, toujours le même, où, liée à une colonne de la salle des Chevaliers, elle voyait indéfiniment la mégère enfoncer son haut talon dans la gorge de Philippe en riant comme seules savent rire les furies. Elle en sortait hurlante, trempée de sueur et pleurant, pleurant jusqu’à l’épuisement de ses larmes. Quasiment impuissants et épouvantés par l’approche de l’accouchement, Ulrica et le D r Trumph prièrent le bourgmestre d’envoyer un courrier rapide à M me de Loewenhaupt. Celle-ci accourut de toute la vitesse de ses chevaux, terrifiée à la pensée de ce qui l’attendait à Goslar. A en croire la lettre de Winkel, M me de Koenigsmark était à l’article de la mort. Aussi, en arrivant à destination, elle se précipita hors de la voiture pour tomber dans les bras d’Ulrica :
- Dis-moi si j’arrive à temps ! Est-elle vivante ?
- Oui, Dieu merci ! Mais je ne sais pas si elle aura encore assez de forces pour résister à l’accouchement !
- Mais enfin pourquoi ? Sa santé était parfaite. Que lui est-il arrivé ?
- Un pasteur venu de Hanovre. Il savait tout sur la mort de notre pauvre comte Philippe. Et il lui a « tout » dit, hélas ! soupira la nourrice en appuyant sur le mot.
- Sois plus claire ! Que veux-tu dire ?
- Qu’il aurait pu lui épargner les détails ! C’est pourtant un homme de Dieu mais, même consacré à son service, un homme reste ce qu’il est : ni pitié, ni délicatesse !
Pour que la puritaine et pieuse Ulrica en vînt à juger ainsi un ministre du culte, il fallait que ce fût grave, mais quand elle eut entendu le résumé de l’affreuse nuit de Herrenhausen rapporté avec les mots sans nuance de la nourrice, Amélie chancela et dut chercher l’appui d’une chaise. Elle aussi avait aimé son frère, moins sans doute que sa cadette mais elle n’en comprit que mieux les ravages causés par une telle révélation sur une femme déjà épuisée…
Quand la nausée qui lui avait fauché les jambes se fut apaisée, elle avala d’un trait le verre de schnaps que lui tendait Ulrica et se mit debout :
- Occupe-toi de mes bagages ! Je vais la voir !
Dans sa chambre Aurore reposait, inerte, les yeux fixés sur la fenêtre derrière laquelle le jour baissait rapidement. Ses mains se croisaient sur son ventre où l’enfant s’agitait avec plus de vigueur encore que d’habitude. En l’examinant tout à l’heure, le médecin en avait auguré que la naissance approchait.
Lorsque Amélie entra chez elle, Aurore ne tourna pas la tête, pensant que c’était Ulrica. Perdue au fond de son chagrin, elle n’avait pas entendu l’arrivée de la voiture et ce fut seulement quand sa sœur se pencha sur elle pour l’embrasser qu’elle s’aperçut de sa présence :
- Amélie !… Tu es venue ? Puis aussitôt elle ajouta avec l’ombre d’un sourire : « Ils ont si peur que cela ?… »
- Ne dis pas de sottises ! Ton terme est proche et je t’avais dit que je serais là. Alors, me voilà !
Tout en parlant, M me de Loewenhaupt écartait les rideaux du lit et allumait un candélabre afin de mieux voir le visage qu’Aurore tenait dans l’ombre. Ce qu’elle découvrit lui fit froncer les sourcils :
- Tu as une mine affreuse, constata-t-elle. Et Ulrica m’a dit qu’il fallait te supplier pour que tu manges si peu que ce soit ! Un accouchement, cela demande des forces, j’en sais quelque chose. Et tu n’as pas l’air d’en garder beaucoup.
- L’important c’est que j’en aie assez pour mettre au monde cet enfant dénaturé qui ne cesse de frapper sa mère… Ensuite… oh, la suite n’a pas d’importance !…
- Ah, tu trouves ?
- Oui. Je n’ai plus envie de vivre, Amélie. C’est toi qui seras sa mère…
- Qu’est-ce que ce langage ? s’emporta l’aînée. Tu portes l’enfant d’un prince souverain, tu es une Koenigsmark et tu viens me sortir que la vie ne t’intéresse plus ?
- C’est vrai. Il faut que tu saches que j’ai appris…
- Et moi je viens d’apprendre comment est mort Philippe ! C’est… abominable !… cela n’a même pas de nom tant c’est affreux mais c’est une raison de plus pour vouloir vivre ! D’abord pour le bébé qui va venir ! Et puis pour la vengeance, que diable !
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