Avec autorité, elle commença par l’extraire de son refuge, la cala contre son épaule et réclama de quoi réparer le plus gros des dégâts :
- D’abord cessez de pleurer ! intima-t-elle. Vous avez vraiment envie d’être laide ?
- Oh ! Un peu plus tôt un peu plus tard, je le serai !… Autant m’y habituer tout de suite !
- Vous êtes folle, ma parole ! Et j’avoue ne pas comprendre ce gros chagrin. Vous devriez être heureuse d’avoir un enfant de lui ! Son premier enfant et de plus un fils, si Fatime voit juste !
- S’il cesse de m’aimer, je ne serai plus jamais heureuse ! Et si je ne peux plus répondre à son désir, celui-ci cessera. Quel regard pensez-vous qu’il aurait pour moi s’il me voyait en cet instant ?
- Mais il ne vous voit pas et ne vous verra pas ! C’est surtout au lever que nausées et vertiges se manifestent et cela ne devrait pas durer. En outre, votre grossesse ne sera visible que dans trois ou quatre mois. Enfin, vous avez en Fatime une camériste hors pair. Laissez-la faire et ne pensez qu’à vous ! Ayez la volonté de rester belle ! Gardez sur vous une « pomme de senteur » pour vous éviter les relents fâcheux et songez à la gloire que vous aurez de mettre son premier fils dans ses bras !
- En espérant seulement qu’il ne m’en chassera pas !
- Doux Jésus, Aurore ! Reprenez-vous ! Où est passée la guerrière, la chasseresse, la conquérante que nous connaissons tous ? Ne comprenez-vous pas ce que la venue de ce marmot peut signifier pour vous ? Le prince n’a-t-il pas déjà dit qu’il vous épouserait ?
- Certes, il l'a dit… une ou deux fois mais il n’a plus l’air d’y penser…
- Cela pourrait revenir ! Entre un mariage avec sa maîtresse et un avec la mère de son fils, il y a une grande marge…
- Vous croyez ? murmura Aurore à qui l’espoir relevait la tête avec la perspective inattendue que venait d’ouvrir son amie.
- Oh oui ! Et je vous aiderai. Dites-vous que la bataille débute ce soir. Il y a bal au Residenzschloss ! Vous y danserez parée de votre plus jolie robe et de votre plus beau sourire !
- Sûrement pas !… J’en suis incapable !
- Que si ! Pour l’instant reposez-vous, détendez-vous et ensuite au combat !
Si forte était la puissance de conviction que dégageait Elisabeth que la future mère déjà se sentit mieux. Non seulement elle put mener à bien sa toilette mais elle réussit à manger des tartines rôties avec du beurre frais, une poire d’hiver et un verre de vin. Le soir même, ainsi que l’avait prédit son amie qui d’ailleurs vint la chercher, ce fut la tête haute et le sourire aux lèvres, avec l’assurance d’une Montespan, qu’elle fit son entrée parée d’une sublime robe de satin blanc brodé d’or. A dire le vrai, elle se sentait tout de même un peu faible mais puisa un regain de force dans le regard plein d’orgueil dont l’enveloppa son amant…
Ils dansèrent ensemble et chacun admira, une fois de plus, le couple qu’ils formaient, et leur double révérence finale fut applaudie avec d’autant plus d’enthousiasme que Christine-Eberhardine n’assistait pas à la fête, retenue chez elle par l’un des nombreux malaises qui l’affligeaient avec une régularité suspecte : mais quelle femme éprise de son mari accepte joyeusement de le voir se pavaner avec une créature de rêve ?
Quelqu’un cependant, ne se joignit pas à l’admiration générale : adossé à une fenêtre, les bras croisés sur la poitrine, le nouveau chancelier Fleming attendait que la favorite fût allée s’asseoir dans le fauteuil qui lui était réservé non loin de la douairière Anna-Sophia pour rejoindre le cercle qui l’entourait et réclamer son attention :
- Après Monseigneur, vous inviter à danser serait de l’outrecuidance, Madame. D’autant que je ne brille pas dans cet exercice, mais j’aimerais infiniment bavarder avec vous. Ne fût-ce que pour faire connaissance ?
- C’est vrai, nous nous connaissons fort peu, mais je suis heureuse que l’occasion me soit donnée de vous féliciter, Monsieur le chancelier, pour votre récente nomination…
- C’est d’autant plus aimable à vous, Madame, que vous êtes liée d’amitié avec mon prédécesseur. Et comme la jeune femme approuvait d’un mouvement de tête et d’un sourire, il poursuivit : « Aussi ai-je tenu à vous faire savoir que je me sens porté à vous servir ainsi qu’il le faisait…
- Me servir ? Vous ? fit-elle sceptique car elle n’avait jamais éprouvé beaucoup de sympathie pour cet homme jeune et d’aspect plutôt agréable mais qu’elle devinait froid et calculateur.
- Pourquoi pas dès l’instant où nous établissons entre nous une sorte de traité d’entente ?… Mais je manque à la plus élémentaire courtoisie en ne vous demandant pas de nouvelles de votre santé ? Vous étiez souffrante ce matin, m’a-t-on dit ?
En dépit de son empire habituel sur elle-même, Aurore ne réussit pas à cacher sa surprise :
- Qui a pu vous dire cela ?
- Oh, je ne sais trop !… Un bruit ! Il en court tellement autour des princes, répondit-il avec un geste de la main qui se voulait désinvolte. Par exemple, un autre suggère que le nôtre pourrait faire rompre son mariage afin de vous donner auprès de lui la place que vous occupez dans son cœur.
La jeune femme fronça les sourcils. Où voulait-il en venir à la fin ?
- Je n’ai rien à dire sur ce sujet, fit-elle sèchement. Nous ne devons pas entendre les mêmes bruits vous et moi !
Il lui offrit un sourire plein d’aménité cependant que ses yeux demeuraient froids :
- C’est possible. Cependant il vaudrait mieux que ce dernier courant d’air disparaisse. Le roi de Pologne Jean Sobieski est en train de mourir. Nombreux vont être les prétendants à son trône vacant, mais les lois de nature comme celles de proximité placent en premier notre prince sur les marches du trône. Un divorce annihilerait toutes ses chances…
- Elles me semblent minces. Notre prince est luthérien et la Pologne catholique…
- Une couronne vaut bien une conversion, mais qui ne servirait pas à grand-chose si le mariage princier se trouvait brisé.
Aurore garda un moment le silence. Autour des deux interlocuteurs la fête battait son plein, cependant ses flonflons venaient se briser sur l’espèce de bulle qui enfermait le chancelier et la favorite. Celle-ci ouvrit son éventail et, sans regarder son voisin, murmura :
- Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire, Monsieur de Fleming ?
- Presque. Il se peut que vous ayez les meilleures raison de souhaiter devenir princesse. Si vous y renonciez de vous-même, vous pourrez compter sur mon appui et…
Elle se leva si brusquement que, penché sur elle, il dut se rejeter vivement en arrière.
- Je ne crois pas en avoir besoin. Seul l’amour du prince donne du prix à ma vie. C’est à lui de décider ce que je dois en faire…
- Vous refusez mon amitié ?
- Certes non… Mais je ne veux pas l’acheter.
Elle se détourna pour rejoindre sa sœur, mais le prince s’interposa. Il la prit par la main pour l’entraîner à l’écart du bal. Il semblait très joyeux et elle crut un instant qu’il voulait danser encore, mais il lui fit quitter la salle et ne s’arrêta que dans sa chambre. Là, il la prit dans ses bras et enfouit son visage dans son cou :
- Chaque fois que je te vois, je te trouve plus belle, chuchota-t-il en laissant ses lèvres remonter vers celles d’Aurore. Ce soir tu es à damner un saint.
- Ce que vous n’êtes pas, Dieu merci ! souffla-t-elle, déjà pâmée.
Commencé de la sorte, l’entretien ne pouvait que se poursuivre à l’ombre des courtines pourpres du it où ils se laissèrent emporter par la vague de leur passion commune. Et ce fut seulement quand elle se retira, les laissant épuisés sur la plage soyeuse des draps chiffonnés, que Frédéric-Auguste demanda :
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