Жюльетта Бенцони - Suite italienne

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Le soir venu, une violente discussion éclatait entre les chefs de guerre. César Borgia exigeait que la prisonnière lui fût remise. Yves d’Allègre s’y opposait farouchement.

— Vous êtes ici pour me servir, hurlait le fils du pape. Le traité que j’ai signé avec le roi votre maître indique que les conquêtes seront miennes !

— Les conquêtes, oui, pas les femmes ! Madame de Forli est sous la protection du roi de France et je suis prêt à soutenir, les armes à la main, que ma cause est juste. Êtes-vous prêt, Monseigneur, à en faire autant ?

Il n’en était évidemment pas question. Borgia parut céder. Il se contenterait donc de la ville et de sa forteresse… Cependant, il restait encore, dans l’État un point chaud : la petite citadelle de Forlimpopoli qui ne semblait pas désireuse de se rendre, sans doute parce qu’elle ignorait la chute de Ravaldino. Monseigneur d’Allègre accepterait-il de s’en charger ?

Allègre accepta. Ce n’était d’ailleurs qu’une formalité : la comtesse vaincue, Forlimpopoli ne résisterait pas plus de quelques heures, et il voulait tout de même faire preuve de bonne volonté.

— J’y vais, dit-il. Demain, je serai de retour !

Hélas, l’apparente courtoisie de Borgia avait trompé le Français, qui n’avait encore qu’une faible idée de la duplicité du personnage. Il ne vit aucun inconvénient à ce que l’on offrît à Catherine de résider dans la maison de l’un des notables de Forli, un certain Numai, ignorant que Borgia venait d’y transporter ses quartiers personnels à la suite de l’effondrement du toit du palais de la cité sous un boulet de canon.

Le soir même, Catherine et son ennemi se trouvèrent face à face et seuls. Borgia ne crut pas utile de conserver plus longtemps la façade d’amabilité que lui avaient imposée ses alliés. Brutalement, il mit la comtesse en demeure de lui livrer ses enfants, que l’on n’avait pu trouver.

Elle lui éclata de rire au nez.

— Mes enfants ? Me croyiez-vous donc assez stupide pour les laisser à votre merci ? Il y a longtemps qu’ils ont quitté la région et le véritable seigneur de Forli, mon fils, Ottaviano, est en sûreté à Florence. Vous pouvez me tuer, ma famille vous échappe !

Un affreux juron, bien regrettable chez un ancien cardinal, échappa à Borgia. Cette femme avait raison, une fois de plus. Tant qu’il ne pourrait pas éteindre complètement la race des maîtres légitimes de Forli, il risquerait de faire figure d’usurpateur. Était-il donc écrit qu’elle le narguerait toujours ? Fou de rage, il s’avança vers elle, le meurtre dans les yeux.

Dédaigneuse, un sourire railleur sur les lèvres, elle le regardait approcher. Un éblouissement passa, comme un voile rouge, devant les yeux de l’homme et sa main se porta machinalement vers la poignée de sa dague. La comtesse suivit le geste du regard.

— Vous voulez me tuer ? C’est là une excellente idée qui me rendra grand service.

Ce dernier défi arrêta Borgia. Il laissa retomber sa main tandis qu’un sourire mauvais passait sur son visage encore boursouflé.

— Vous tuer ? Ce serait trop facile ! Je préfère vous punir d’une autre façon.

Lentement, sans la quitter des yeux, il reprit sa marche vers elle. Il y avait tant de haine dans ce visage nu, encore ravagé par le mal, que la comtesse frémit malgré son courage. Elle venait de comprendre quelle était la nature exacte de la punition qu’il entendait lui infliger.

Quand il posa la main sur son épaule, elle se tordit comme la vipère de ses armes célèbres, le mordit sauvagement au poignet comme n’importe quelle fille des ruisseaux de Rome. Alors il frappa, brutalement, aveuglément, sans autre souci que faire mal et réduire enfin l’orgueil et la résistance de cette femme qui le narguait encore. Elle résista cependant, luttant contre lui avec ses seules mains nues aussi courageusement qu’elle l’avait fait avec ses armes.

— C’est bien la première fois que je te vois combattre, Borgia ! lui jeta-t-elle. Il est vrai que, pour un brave de ta sorte, une femme est un ennemi convenable.

— Vous n’êtes pas une femme, vous êtes un démon !

Malheureusement, elle était épuisée par le combat livré dans la journée, par l’angoisse et des nuits entières passées sans sommeil. Lui était pleinement dispos et beaucoup plus vigoureux qu’elle. La lutte se fit moins âpre. La comtesse, désespérée, sentit qu’elle était à bout. D’un dernier coup de poing, il la jeta à terre à demi assommée… Elle y resta immobile…

Alors il bondit sur elle pour en triompher de la plus ignoble façon, car le viol était aussi l’une de ses spécialités.

Quand Yves d’Allègre revint, le lendemain, elle n’osa pas lui avouer le traitement qu’elle avait subi. Elle était en effet de ces femmes qui savent lire sans peine dans le regard et le cœur d’un homme, et il ne lui avait fallu qu’un instant pour comprendre que celui-là l’aimait. D’ailleurs il avait été l’un des signataires des nombreuses lettres que les flèches lui avaient apportées durant le siège.

Par contre, elle frémit en apprenant que le roi Louis XII le rappelait à Milan avec ses soldats, car il était impossible qu’il l’emmenât avec lui.

— Nous avons passé un accord avec monseigneur Borgia, lui dit-il. Vous serez, Madame, conduite à Rome, où vous serez traitée avec honneur et où vous résiderez en attendant que le roi mon maître ait pris une décision pour votre avenir.

— Croyez-vous vraiment à la parole d’un Borgia, demanda-t-elle tristement, même pape ?

— Je n’ai pas de raison d’en douter, Madame. J’ajoute que si vous-même n’y croyez pas, je vous supplie au moins de croire à la mienne, que je vous engage, et à celle du roi Louis. C’est un dépôt sacré qu’en votre personne il remet au pape. Un dépôt dont il demandera compte.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Comme de moi-même. D’ailleurs, l’oublierait-il que je serais là et moi, Madame, je ne vous oublierai jamais à moins que je ne sois mort ! Mais tant que je vivrai, je serai votre défenseur et votre serviteur fidèle.

Elle lui sourit, émue par cet amour qui s’avouait aussi franchement puis, spontanément, lui tendit les deux mains.

— À cause de vous, j’essaierai d’avoir confiance. Mais ne m’oubliez pas.

Malheureusement, les pressentiments de la comtesse n’étaient que trop fondés. À Rome, elle devait expérimenter ce que valaient les paroles des Borgia, même celles d’un pape. D’abord traitée avec quelques égards et logée au Vatican dans le palais du Belvédère, elle dut bientôt faire face à une invraisemblable accusation de tentative de meurtre contre le Souverain Pontife. L’accusation, bien entendu, n’avait aucun fondement sérieux, mais on s’en servit pour l’arrêter et la jeter dans l’un des cachots de château Saint-Ange.

On l’en tira pour la faire figurer dans le triomphe que César Borgia voulait s’offrir à la manière des anciens empereurs. Et le peuple romain, qu’elle avait jadis ébloui de son faste et de sa beauté, vit passer, traînée au char du vainqueur, une femme enchaînée vêtue d’une robe de bure brune. Les chaînes étaient pesantes… mais elles étaient d’or massif. Et pas un cri ne s’éleva sur son passage, car cette femme en qui chacun devinait une victime était plus noble et plus imposante que le principal acteur de ce triomphe grotesque.

La représentation terminée, on la rejeta dans son cachot, l’un des plus noirs et des plus malsains du château fort. Elle allait y rester un an… jusqu’à ce qu’Yves d’Allègre revînt en Italie.

La mauvaise chance de Catherine avait voulu que de Milan, il fût envoyé en France, où rien n’était venu lui apprendre ce qui s’était passé à Rome, mais à peine fut-il revenu, conduisant de nouvelles troupes, que la rumeur publique lui apprit comment les Borgia entendaient l’expression « traiter avec honneur ». Il n’hésita pas une seconde.

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