Il portait une réplique exacte de la chasuble d’un officiant chrétien. La sienne était blanche, doublée d’écarlate et brodée de longues flammes noires. La croix y était remplacée par une tête grimaçante. Une sorte de casque noir, étroit, orné de deux cornes enserrait sa tête barbue et il tenait en main un calice recouvert d’un voile rouge. Sur son passage, les sorciers se levaient et s’inclinaient. Ils s’écartèrent de l’autel, puisqu’il fallait bien l’appeler ainsi, pour se ranger en deux lignes aux deux ailes de l’assistance.
Le prêtre alla poser son calice sur l’autel puis, tombant à genoux, leva les deux bras vers la statue démoniaque et s’écria d’une voix forte :
– Père du mal et du péché, père du vice et du crime, Satan, dieu du plaisir et de la richesse, source éternelle de virilité et des passions interdites, maître des luxurieux et des fornicateurs, visite-nous en cette nuit, en ce lieu où nous sommes réunis pour t’honorer et t’adorer ! ...
En dépit des recommandations de Démétrios, Fiora ne put s’empêcher de demander tout bas :
– Qui est cet homme ?
– Un moine défroqué. Il faut avoir été prêtre pour pouvoir célébrer la messe vaine...
– Il va...
– Oui, mais tais-toi et, quoi que tu puisses voir, ne dis plus rien !
Une nouvelle phase du cérémonial se déroulait : les sorciers d’abord, puis les assistants s’avancèrent deux par deux, un homme et une femme, pour saluer le démon. Ils se prosternaient devant l’autel et la statue puis revenaient se ranger comme les fidèles à l’église. Une femme restait seule, qui vint la dernière, l’une des trois qui devaient appartenir à la haute société. Elle portait entre ses mains une sorte de patène d’argent sur laquelle il y avait quelque chose d’indistinct. En s’agenouillant, elle tendit le petit plat au prêtre qui l’éleva vers l’idole :
– Accepte, ô père du mensonge et du crime, ces cœurs, arrachés à un menteur et à un assassin et que t’offre ta servante pour que tu la couvres de tes bienfaits ! Elle s’offre aussi elle-même pour que le sacrifice que nous allons célébrer soit accompli sur son corps.
Démétrios, sentant trembler Fiora, mit un bras autour d’elle et à nouveau, plaqua sa main sur sa bouche par crainte d’une manifestation involontaire.
– Je t’ai dit, souffla-t-il, que ceci était une descente aux Enfers... Courage !
Cependant, dans la lumière des brasiers, la femme se dévêtait entièrement et, nue, allait s’étendre sur l’autel. En dépit de son masque, Fiora, horrifiée, avait déjà reconnu Hieronyma. Le calice, un instant ôté, fut posé sur son ventre blanc. En dépit du fait qu’elle n’avait plus vingt ans, elle avait un corps plantureux mais ferme qui devait attirer le désir de bien des hommes et expliquait l’emprise qu’elle avait fait peser sur Marino Betti.
La messe, si l’on pouvait appeler ainsi cette suite d’imprécations et de sacrilèges, commença. Fiora, les oreilles bourdonnantes, n’en entendit pas grand-chose. Elle était hypnotisée par cette femme nue dont les longs cheveux artificiellement blondis, traînaient jusqu’à terre.
Soudain, il se passa une chose si odieuse que Fiora, sous la main de Démétrios, se mordit les lèvres au point de se faire saigner. Des premiers rangs de l’assemblée, une femme venait de sortir avec au fond des yeux, une extase imbécile. Elle portait, sur ses mains étendues, un enfant nouveau-né qu’elle tendit à l’officiant. Celui-ci le prit, le posa sur le corps de Hieronyma et d’un rapide coup de couteau lui ouvrit la gorge. Il n’y eut qu’un tout petit cri mais une sorte de frisson courut sur tous ces gens. Fiora crut que c’était d’horreur mais ne vit, sur tous les visages qu’une joie stupide, une cruauté bestiale, un plaisir trouble. Le sang apportait à cette monstruosité l’élément qui lui manquait.
Le prêtre l’avait recueilli dans le calice. Il y trempa ses lèvres, en marqua les seins de Hieronyma puis le passa à l’une de ses acolytes pour qu’elle fît circuler le vase au premier rang. En même temps, l’autre fille apportait une jarre pleine d’un vin dans lequel on avait mélangé une décoction qui en décuplait l’action. Tous burent et mangèrent des galettes que l’on distribua aussitôt. Puis se mirent à danser au son de la flûte dans laquelle soufflait le grand Noir. Ils dansaient en se tenant dos à dos, les mains unies et la tête tournée de façon à joindre leurs joues.
L’office sacrilège s’achevait. L’officiant, se débarrassant de sa chasuble sous laquelle il était nu, se coucha sur Hieronyma. Ce fut le signal d’une invraisemblable scène de débauche dans la lumière rouge des brasiers qui faiblissaient. Les couples roulèrent un peu partout, au hasard, sans distinction d’âge ou de rang social, le vieil homme avec la jeune fille, la grande dame avec le valet de ferme. Fiora qui se sentait devenir folle ferma les yeux. Démétrios, alors la lâcha :
– Ne bouge surtout pas ! souffla-t-il. Je te laisse avec Esteban. Je reviendrai vous chercher...
– Où vas-tu ?
Pour toute réponse il posa un doigt sur sa bouche et s’évanouit dans l’ombre sans faire seulement bouger une branche. On n’entendait plus ni le chant ni la flûte ; simplement des soupirs, des râles, des bruits d’étoffe déchirée. Fiora n’osait même pas tourner les yeux vers Esteban, dont elle entendait, auprès d’elle, la respiration écourtée. Et, soudain, il y eut un grand cri :
– La milice ! Sauve qui peut !
Ce fut la panique. Chacun, oubliant son compagnon ou sa compagne d’un instant, ne songeait plus qu’à fuir. Le prêtre maudit s’arracha de Hieronyma et disparut dans la nuit cependant que son acolyte et les deux filles emportaient le diable de bois peint. Fiora vit Hieronyma, qui avait ôté le masque qui l’étouffait, essayer de se relever mais une haute silhouette noire se dressa soudain devant elle, un bras étendu, trois doigts pointés vers ses yeux affolés... Elle tenta vainement de lutter contre le pouvoir invisible de cet homme et retomba sur l’autel, inanimée...
Démétrios se pencha, saisit le petit corps de l’enfant sacrifié qui avait été rejeté à terre, le posa sur celui de la femme déjà souillé de son sang et s’éloigna en courant. La lueur de nombreuses torches et l’écho de pas ferrés se faisaient entendre...
Un instant plus tard, Démétrios avait rejoint Fiora et Esteban :
– Venez ! ordonna-t-il. Et venez vite ! Nous avons juste le temps de fuir...
– C’est vraiment la milice qui arrive ? demanda Fiora.
– Oui. Juste à l’heure que j’avais indiquée. Le seigneur Lorenzo a bien suivi mes explications.
– Qui a donné l’alerte ?
– Moi, bien sûr. Je ne voulais tout de même pas que tous ces malheureux qui cherchent une compensation à leur misère soient voués à la prison, à la torture et au feu... La dame Hieronyma finira la nuit au cachot en attendant d’être livrée au bourreau...
– Mais comment pouvais-tu savoir qu’elle serait là, cette nuit ?
– Je t’ai déjà dit que je sais toujours ce que j’ai besoin de savoir... Pressons-nous un peu, à présent. Je ne me soucie pas que l’on nous coure après...
Une heure plus tard, ils étaient de retour au castello où Léonarde, qui avait envoyé Samia se coucher, les attendait. Ignorant ce qu’était au juste cette mystérieuse expédition dans laquelle ils se lançaient, elle les accueillit sans un mot mais leur servit aussitôt du vin chaud à la cannelle qui mijotait doucement dans les cendres de la cheminée. Elle regardait Fiora dont le visage pâle et les traits tirés disaient assez qu’elle n’avait pas vécu des moments très agréables mais la jeune femme, en entourant de ses doigts glacés le bol empli du liquide brûlant, lui sourit avec tant de tendresse que la gouvernante, vexée de n’avoir pas été tenue au courant, n’y tint plus :
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