Certes, elle était fiancée au prince Maximilien, héritier d’Allemagne, mais l’engagement serait-il tenu ? Le fils de l’Empereur ne se détournerait-il pas de la Bourguignonne à demi ruinée pour regarder vers des partis plus intéressants ? Comment le savoir ? Les nouvelles des Flandres n’arrivaient plus que difficilement à la poignée de partisans qui entendaient conserver la Bourgogne à la fille du Téméraire.
Dans les tout premiers temps qui suivirent la mort du duc, les choses allèrent assez bien. D’abord, la funèbre nouvelle rencontra beaucoup d’incrédules. On disait que Charles avait échappé à la mort, qu’il se cachait quelque part en Souabe où il se remettait de ses blessures et préparait son retour. On allait d’ailleurs, et pendant longtemps, colporter, sur la fin du dernier Grand Duc d’Occident, des légendes qui auraient la vie d’autant plus dure qu’elles étaient plus fantastiques.
Néanmoins, Dijon, renseignée par ceux qui revenaient de Lorraine, sut assez vite la vérité. Les dames de la ville se rassemblèrent alors et s’en allèrent par les rues en criant « Vive Madame Marie ! » avec beaucoup de joie et d’enthousiasme, enchantées à l’idée de voir une femme sur le trône après tant d’hommes. Les hommes, eux, réservèrent leur jugement.
On apprit ensuite que le roi de France entendait reprendre cette riche Bourgogne jadis offerte par Jean le Bon à son fils Philippe le Hardi, en récompense de sa vaillance à la bataille de Poitiers. Certains pensèrent que c’était justice et qu’en tout état de cause Louis XI, s’il était moins spectaculaire que le Téméraire, était un bon roi pour ses sujets : il leur épargnait guerre et douleurs autant qu’il lui était possible et sous son règne le commerce était florissant. Mais d’autres étaient d’un avis différent et tenaient à ce que la bannière de Marie, déployée sur la tour Saint-Nicolas, y demeurât.
Philippe de Selongey était de ceux-ci et les succès remportés dans la Comté [i] La Franche-Comté.
par les frères de Vauldrey, qui avaient réussi à faire reculer les troupes royales de Georges de La Trémoille, sire de Craon, le confortaient dans sa décision. Malheureusement, La Trémoille, remettant cette conquête à plus tard, avait concentré ses forces sur Dijon qu’il avait enlevée avec l’aide de Charles d’Amboise et de Jean de Chalon, l’un des premiers ralliés. La Trémoille avait établi une garnison dans la ville et ordonné la construction d’un fort château destiné à défendre Dijon contre les attaques extérieures... et la garnison contre celles de l’intérieur. Franchement impopulaire, cette décision avait augmenté le nombre des partisans de la duchesse.
Dès le mois de mars, Philippe était de retour dans la ville et s’installait secrètement dans son hôtel familial qui, en apparence, demeura portes et volets clos comme s’il n’y avait personne. La maison était fermée depuis trop longtemps pour que la présence d’un chevalier de la Toison d’or, dont on savait la fidélité au duc Charles, ne parût pas suspecte à l’occupant. De ce refuge, il ne réussit pas moins à rassembler maintes bonnes volontés et maints cœurs courageux parmi ceux qui avaient été plus ou moins alliés à sa famille ou qui l’avaient servie. Une correspondance active avec les partisans des alentours lui permit de mettre au point une attaque nocturne de la ville dont lui-même ouvrirait l’une des portes le moment venu. Mais, pour venir à bout de la garnison française, il fallait beaucoup de monde et la patience s’imposait. Le secret aussi. La situation du rebelle n’était pas sans danger, car une grande partie des échevins et des grands bourgeois commençait à accepter l’idée de devenir sujets du roi Louis si la tranquillité était à ce prix.
Les alliés de Philippe appartenaient surtout à la jeunesse, aux classes populaires et aux anciennes armées du duc à peu près ruinées, mais ils n’étaient pas faciles à manier parce que trop avides de passer à l’action. C’est ainsi que, le 1 erjuin, une échauffourée éclata à cause d’une femme malmenée par un soldat dans le faubourg Saint-Nicolas. On cria « Vive Bourgogne ! », on écrivit sur les murs quelques injures à l’adresse du roi de France et on jeta des pierres aux hommes d’armes qui ripostèrent. Un peu de sang coula, puis le calme revint assez vite. Et Philippe crut avoir repris le contrôle de ses partisans, ignorant que certains d’entre eux ne voyaient dans la bagarre pour l’indépendance qu’un bon moyen de promouvoir une sorte de lutte des classes.
Le 26 juin, lors d’une absence de La Trémoille, le drame éclata à l’occasion de l’élection du nouveau vicomte-mayeur [ii] Le maire, en quelque sorte.
de la ville, en présence d’un héraut de Marie de Bourgogne. Les magistrats municipaux s’étaient réunis aux Cordeliers. C’est alors qu’un groupe d’hommes, armés de tout ce qui avait pu leur tomber sous la main, déboucha de la porte Saint-Nicolas. A leur tête marchait, vêtu d’une longue robe « de gris-blanc », un certain Chrétiennot Yvon, jadis riche épicier à présent ruiné, et qui habitait, à Gevrey, un petit manoir appartenant aux moines de Cluny.
A peine entré dans la ville, Yvon obligea les gardiens de la tour Saint-Nicolas à lui livrer les clefs et déchira la bannière royale qui flottait au sommet. Puis lui et ses hommes descendirent vers le cœur de Dijon en appelant aux armes les partisans de la princesse Marie. Dans la foule, quelqu’un cria :
– Allons chercher ces maîtres échevins qui gouvernent la ville et qui se cachent aux Cordeliers !
Cependant l’alarme avait été donnée et les échevins dispersés par les soins de Selongey, conscient que l’on commettait là une folie. Il n’avait que trop raison : quand Yvon déboucha sur la place des Cordeliers, il n’y trouva qu’un vieil homme, Jean Joard, président au parlement de Bourgogne, qui, confiant dans son âge et dans son influence, voulut tenir tête à l’émeute, enjoignant aux rebelles d’abandonner leurs armes et de se disperser.
– Nous sommes ici pour rendre sa ville à Madame Marie, s’écria Yvon. Songe à rendre hommage à ta princesse ou crains pour ta vie !
– Notre duchesse n’a jamais demandé que Dijon lui soit rendue en passant sur le corps des anciens serviteurs de son père, s’écria Selongey en se jetant, l’épée à la main, devant le vieil homme. Ce sont les Français qu’il faut tuer, pas les nôtres !
– Lui et ses pareils sont vendus depuis longtemps au roi Louis. Et toi, tu es comme eux, sans doute ?
– Moi, je suis Philippe, comte de Selongey, chevalier de la Toison d’or et fidèle jusqu’au bout à monseigneur Charles, que Dieu garde en sa protection. Et je n’ai pas renié mon serment d’allégeance.
– C’est facile à dire, fit l’autre avec un gros rire. Le sire de Selongey ici, comme par hasard ? Depuis quand es-tu arrivé ?
– Depuis trois mois. Certains ici le savent, mais toi, tu es en train de détruire ce que j’ai échafaudé.
– Quelqu’un l’a déjà vu, ici ?
Le regard menaçant de l’ancien épicier parcourait les visages et réclamait une réponse, tout en défiant qu’on osât la lui apporter. Personne ne bougea et Philippe comprit qu’il avait en fait bâti sur le sable.
– Bien ! conclut Yvon. Alors nous allons en finir avec tous ces suppôts de Louis XI, et nous partager leurs biens. A la curée, mes enfants !
Un instant plus tard, le vieux président tombait, poignardé par Chrétiennot Yvon, et Philippe lui-même, maîtrisé par cinq ou six garçons bouchers qui lui passèrent au cou l’écharpe de velours rouge de la victime, était contraint de suivre la bande d’énergumènes qui s’en alla d’abord piller la maison du Singe après avoir solennellement proclamé la souveraineté de la princesse Marie.
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