Il n’en dit pas davantage, pourtant Langlois le garda un moment sous son regard, passa à Adalbert… qui cherchait son mouchoir dans des poches où il ne pouvait pas se trouver.
— Ah ! émit-il seulement. (Puis, après un court silence, il poursuivit :) Nous n’en parlerons que si cela se révélait utile… et uniquement avec Mme de Sommières. Mais revenons à Karl-August !… le voilà fiancé pour la troisième fois… à des femmes qui, curieusement, disparaissent pile au moment où il demande la main d’une autre.
— C’est drôle, hein ? ricana Aldo. Mais je pense que Mlle de Regille n’a rien à redouter : il l’épouse pour barrer la route à son fils qui en serait lui aussi amoureux.
— Et Regille, qu’en pense-t-il ?
— Oh, lui, il est à moitié gâteux… en outre le futur gendre vient de faire l’acquisition du château de Granlieu ! Il nous l’a annoncé !
— Comment a-t-il pu faire ça ?
— Comme on fait ce genre d’acquisition, répondit Aldo. Le château était en vente : il l’a acheté... C’est simplissime !
— Pas pour moi. Ce qui l’est encore moins, pour moi, c’est certaines coïncidences. Par exemple, il est toujours à des centaines de kilomètres quand disparaît la détentrice du titre. Et toujours par accident ! L’une était cardiaque, l’autre traversait sans regarder. Or, c’est un solitaire, comme son fils ! On ne lui connaît pas de valet ni d’homme de main. Alors ?
Aldo haussa les épaules :
— Ou il est particulièrement malin, ou on ne voit que les faces apparentes de l’iceberg ! Mais à propos d’Isoline de Granlieu, Adalbert a quelque chose à vous confesser… Une vieille légende du pays qui pourrait avoir été remise au goût du jour ! Vas-y ! Et ne prends pas cet air gêné ! Une phobie, c’est une phobie ! Pas une tare !
Et Adalbert – pas plus content que cela d’ailleurs ! – raconta son histoire. Langlois l’écouta sans rien laisser paraître et, quand le malheureux eut fini, éclata de rire. Il rit même de si bon cœur que celui-ci fronça les sourcils :
— Je ne pensais pas vous amuser à ce point ! ronchonna-t-il.
— Oh, si, mon vieux !… parce que si vous voulez le savoir, j’en ai aussi une frousse bleue ! En tout cas, votre légende ouvre des horizons. Qu’allez-vous faire à présent ? Rentrer chez vous, je suppose ?
— On désirait partir demain ou après-demain, mais nos hôtes mettent une telle insistance à vouloir nous retenir que c’est un peu délicat !…
— Vous-même Morosini, que désirez-vous ?
— Revoir, dans l’ordre, le parc Monceau et Venise… quoique je ne sois pas certain que ma famille soit du même avis… Vous permettez ?
— Il prit dans sa poche la lettre de Lisa, la décacheta d’un doigt rapide, la parcourut puis se mit à rire en la remettant dans sa poche.
— C’est si drôle que ça ? maugréa Adalbert.
— C’est surtout inattendu ! Mme Timmermans semble avoir conquis toute la tribu là-bas ! À commencer par mon beau-père. Ils viennent de partir pour Bruxelles – toujours ce sacré avion ! – car naturellement elle se tourmente pour sa fille dont l’état ne s’améliore pas, même si la conscience lui est revenue…
— Si ce n’est pas une amélioration, que faut-il à Lisa ?
— C’est pourtant elle qui a raison. Agathe a pu décrire son accident mais c’est l’état général qui ne s’améliore pas. Elle ressemblerait à une de ces lampes à huile dont on ne renouvelle pas le liquide… elle s’éteint peu à peu…
— Parle-t-elle de von Hagenthal ? interrogea Langlois.
— Elle ne l’a mentionné qu’une seule et unique fois… pour le décharger de toute accusation. Il aurait été à Vienne à l’heure de l’accident et elle s’en tient là ! Elle ne veut même plus voir la Police. Elle demande qu’on la laisse mourir en paix…
— Incroyable ! s’écria Adalbert. Et lui, elle n’a pas envie de le revoir ?
— Surtout pas ! Quand on lui a posé la question, elle a réclamé un miroir… et elle a refusé formellement de le recevoir !
— Elle est si amochée ?
— Non, d’après sa mère, via Lisa ! Rien d’irréparable ! Même sans aller requérir les bons soins du cher Professeur Zehnder, dans sa tête de malade, elle refuse de se montrer à lui « défigurée ». Elle refuse sa pitié !
Le célèbre sang-froid de Langlois n’y résista pas. Il se leva et se mit à aller et venir à travers la pièce :
— C’est à devenir fou ! Mais qu’a-t-il donc de si extraordinaire cet homme qui n’est plus de première jeunesse ? Il a…
— Ne cherchez pas ! coupa Adalbert : ça s’appelle le charme ! Si vous consultez l’histoire des grands séducteurs, vous constaterez qu’ils n’étaient pas les plus beaux ! Don Juan, Casanova étaient assez séduisants sans doute, mais rien de fracassant ! Et pourtant ! Quels tableaux de chasse à leur actif ! Je ne parle même pas de Lauzun qui était petit et laid ! Quant au maréchal de Richelieu, il a épousé à quatre-vingts ans une donzelle qui n’en avait pas dix-huit et c’est lui qui l’a trompée ! Alors on peut ergoter à perte de vue, il n’en est pas moins vrai que cette très jolie femme un peu farfelue soit victime du même phénomène : elle l’aime trop pour accepter d’affronter son regard sans être en possession de toutes ses armes !
— Et le rubis, là-dedans ?
— Lisa n’en dit rien ! Je ne suis pas certain qu’elle n’en arrive pas à prendre en grippe ce qui s’appelle joyaux, bijoux, pierres précieuses, etc. C’est à Kledermann qu’il faut s’adresser ! Il en est plus mordu que jamais !
Langlois mit fin à sa déambulation devant Aldo :
— Si vous lui posiez la question, Morosini ? Vous êtes très proches l’un de l’autre !
— … sauf quand il est question de joaillerie ! Et c’est moi qui ai le troisième rubis. Il va me faire chanter !
— Et ça vous ennuierait vraiment ?
— Bof ! Au point où nous en sommes, si cela doit vous permettre d’en finir avec les exploits du personnage…
— Merci ! Un mot encore ? Selon les critères de Vidal-Pellicorne, le fils Hagenthal possède-t-il les mêmes arguments que son père ?
— Non. Il est plus jeune, évidemment, plus beau sans nul doute, et en outre il y a cette ressemblance hallucinante avec le Téméraire. Pour une âme romantique il a cent fois plus d’attraits que le responsable de ses jours Mais existe-t-il encore beaucoup d’âmes romantiques ?
Les yeux gris du policier se plantèrent droit dans ceux d’Aldo qui ne se détournèrent pas quand il insista :
— Au moins… une peut-être ?
— Peut-être…
— Alors ramenez vos dames à Paris le plus tôt que vous pourrez ! Il est temps de quitter le rêve pour revenir à la réalité…
— Devez-vous vraiment partir ? se désola Mlle Clothilde. Moi qui m’étais tellement réjouie de vous faire découvrir notre beau pays ! Vous n’en n’avez pas vu le quart de la moitié ! Et le prince Morosini et mon frère n’avaient-ils pas projeté certaine exploration de grottes je ne sais où ?
— Ils n’y ont pas renoncé et ce n’est que partie remise, répondit Tante Amélie en glissant son bras sous celui de l’aimable femme. Mais il faut à tout prix que nous rentrions à Paris et qu’Aldo puisse au moins aller faire un tour à Venise où on le réclame à cor et à cri. Mais nous reviendrons, je vous le promets ! On n’oublie pas une hospitalité telle que la vôtre !
— C’est vrai ?
Elle semblait prête à pleurer et la vieille dame se pencha pour l’embrasser :
— Il se pourrait même que vous nous trouviez envahissants !
— Oh, ça jamais !
— Ne vous aventurez pas trop ! On voit que vous ne connaissez pas la redoutable petite famille d’Aldo ! Ses trois gamins sont adorables, mais parfois éprouvants ! Enfin, il y a Lisa, sa femme, qui aimerait vous connaître !
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