Il y avait bien, cette fois, l’affaire des trois rubis après lesquels on courait plus ou moins. Sans être faux, puisque Philippe de Bourgogne au lieu d’en acheter trois en avait acquis six, ceux-là n’étaient pas vraiment « frères ». Ils n’avaient jamais brillé au cercle d’une couronne – ô combien illustre – mais seulement sur la gorge d’une maîtresse. Donc n’avaient jamais fait partie du fameux Talisman ! Un Talisman qui ne serait jamais reconstitué, même si Kledermann acceptait de se séparer des « Trois Frères », puisqu’il manquerait toujours le principal : le diamant azuré de Bourgogne !
Arrivée à ce point de son amère songerie, elle accorda au fabuleux joyau un regret plein de nostalgie. Il aurait été tellement amusant, si seulement on pouvait dénicher la moindre piste, de courir à sa poursuite avec l’équipe reconstituée. Au moins Plan-Crépin serait contente, même si quelque part au fond d’elle-même Marie-Angéline reniflait des larmes ?
— Allons à la messe ! décida-t-elle soudain en refermant sa fenêtre. Il fait humide ce matin et si je reste là je vais rouiller…
Et elle s’en alla prendre une douche pour se remettre les idées en place.
Quand on se retrouva pour déjeuner, l’éclat et la gaieté de la fête se faisaient encore sentir, et Mlle Clothilde reçut, avec un réel plaisir, les compliments chaleureux de ses invités, d’autant qu’elle avait eu l’attention de commander un repas plus léger pour reposer les estomacs quelque peu surmenés par tant de succulences et de libations. Seul Lothaire dévora avec son enthousiasme habituel, soutenu il est vrai par une colère que quelques heures de sommeil n’avaient pas réussi à calmer :
— Regille doit avoir perdu la tête pour donner cette pauvre gamine à cet individu douteux qui a sûrement plusieurs cadavres à son actif ! À propos, quelles sont les nouvelles puisque, si j’ai bien compris, vous avez eu la PJ au téléphone ce matin ? demanda-t-il à Aldo.
— Mais cela ne te regarde pas ! protesta Mlle Clothilde. Tu ne vas pas te mettre à éplucher le courrier de nos invités ? Sinon, ils ne voudront plus revenir chez nous ? fit-elle, au bord des larmes.
— Je crois que si, la rassura Adalbert tout en étalant des rillettes sur une tranche de pain de campagne grillé. N’oubliez pas que les journaux belges et français vont s’en emparer, si ce n’est déjà fait, et que vos relations – bonnes ou mauvaises – avec cet homme vous mettront au premier plan !
— Mieux encore, reprit Aldo, Langlois sera ici ce soir pour essayer d’en apprendre davantage sur ce von Hagenthal dont le comportement lui paraît des plus suspects. Vous pourrez vous entretenir avec lui.
— Comme c’est aimable à lui ! s’exclama Mlle Clothilde. Mais je te supplie, Lothaire, de ne pas mélanger les mauvais bruits qui courent et les faits réels ! Garde ton sang-froid !
— Mon sang-froid, quand, deux mois à peine après la mort de sa femme, il te faisait une cour pressante ? Et toi, tu l’écoutais….
— Je vous en prie ! intervint Mme de Sommières, indignée. Vous n’avez pas à rappeler ce qui ne peut être, pour Clothilde, qu’un mauvais souvenir !
— Mauvais ? Je n’en suis pas si sûr ! Vous n’imaginez pas l’emprise qu’exerce cet homme sur les femmes ou les filles ! Surtout les plus jeunes ! Question de chair fraîche, je suppose ! ricana-t-il.
— S’il vous plaît, Professeur, restons-en là ! soupira Aldo. Vous allez faire de nous un mauvais souvenir pour Mlle Clothilde. Nous lui portons tous respect et amitié ! N’abîmez pas cela !
— Mais je n’abîme rien du tout, mon pauvre ami ! Les conquêtes de « M. le baron » sont de notoriété publique ! Il doit user d’un charme secret parce que, en ce qui me concerne je le cherche en vain ! Mais enfin, sacrebleu, essayez de comprendre ! Après Clothilde il y a eu je ne sais quelle Espagnole, puis la belle-fille anglaise de cette malheureuse Granlieu ! Vous-même m’avez appris qu’on vous l’avait présenté comme fiancé de l’héritière du chocolat Timmermans… qui est à l’hôpital. Ce qui va le gêner dans ses nouvelles entreprises avec Marie de Regille.
— Il est certain, dit Mme de Sommières, que cela commence à faire beaucoup ! Et le plus étonnant dans tout cela, c’est son fils qui semble très différent. N’a-t-il aucun pouvoir sur lui ?
— Du pouvoir ! s’emporta Vaudrey-Chaumard. Je ne sais ce que pense ce misérable mais je peux vous assurer qu’il déteste un rejeton qui, naturellement, est plus jeune que lui et, selon moi, infiniment plus séduisant, d’autant qu’il porte cette auréole étrange que lui confère sa ressemblance avec le Téméraire.
— Soit, dit Adalbert, mais Hugo ne peut-il vraiment rien pour mettre un frein aux entreprises de son géniteur ?
La colère qui empourprait le large visage de Lothaire disparut d’un seul coup pour faire place à une tristesse où se décelait de la compassion :
— Même criminel – et le pire est que personne n’en a la preuve ! – il est son père… et Hugo craint Dieu ! Ce qui lui interdit toute démarche pour le livrer à la Justice en admettant qu’il en ait les moyens, et plus encore de l’abattre lui-même. Pourtant…
Lothaire hésita un instant avant de livrer le fond de sa pensée.
— Pourtant ? souffla la marquise.
— Je jurerais que ce monstre a tué sa mère quand Hugo avait une douzaine d’années ! Il y avait trois ou quatre ans d’ailleurs qu’il était interne d’un sévère collège d’où il ne sortait qu’aux vacances. Et encore était-ce sur les instances de son parrain que vous avez rencontré, je crois, Morosini ?
— Alors qu’il était proche de sa fin. Il tenait à me remettre une pierre précieuse… un rubis ayant appartenu au Téméraire – du moins il en était persuadé – pour effacer, si peu que ce soit, le crime commis sur l’un des miens par son grand-père. Le prix du sang en quelque sorte !
Après un regard sur Adalbert qui approuva d’un battement de paupières, il sortit son portefeuille pour en extraire le sachet de daim noir, puis laissa le rubis glisser sur la paume de sa main :
— Voilà !
— Quelle merveille ! exhala Mlle Clothilde.
— J’ai pensé d’abord que c’était l’un des « Trois Frères », ce qui me surprenait fort parce que je savais où ils sont et que je suis allé vérifier, mais c’est votre frère qui m’a éclairé en m’apprenant qu’à l’origine ils étaient six quand le duc Philippe les a achetés, qu’il en a gardé trois pour lui et offert les autres à la mère du Grand Bâtard Antoine dont il était alors très amoureux.
Tandis que le joyau passait de main en main, Hubert remarqua :
— Ce qui m’étonne, c’est que votre Karl-August, sachant sans doute où il était, n’ait pas fait assassiner le vieux gentilhomme avant qu’il ne vous le donne ?
— Je pense qu’il devait l’ignorer. L’héritage revenant à son fils, il a dû penser qu’il pouvait au moins faire l’économie d’un meurtre. Il croyait certainement n’avoir aucune peine à le lui reprendre, de gré ou de force ! Seulement, c’est vous qui l’avez…
— Et il n’a aucune chance de devenir mon gendre, dit Aldo quand, le tour de la table terminé, le rubis lui revint. Ma fille n’a que six ans ! Eût-elle l’âge d’ailleurs que je n’aurais aucun scrupule à débarrasser la planète d’un individu, de cet acabit.
— Quelles qu’en soient les conséquences ? demanda Lothaire.
— Quelles qu’en soient les conséquences ! Avec ce genre d’individu un bon avocat n’aurait aucune peine à invoquer la légitime défense !
— Encore faudrait-il qu’il vous attaque ! Or justement, il s’arrange pour être absent au moment où tombent ses victimes !
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