— Pourtant, continua-t-il d'une voix enrouée, je vous les rendrai, ces terres, ce château, je serai assez fou pour cela si vous acceptez de payer la dernière dette : donnez-moi cette nuit... et à l'aube j'aurai disparu. Vous garderez tout.
Lentement, tout en parlant, il avançait vers elle, fasciné par le mirage blanc qu'elle représentait, par sa grâce souveraine. Le temps d'un éclair, Marianne eut la vision rapide de ce qui pouvait suivre : une heure dans les bras de cet homme et ensuite il s'enfuirait, la laissant seule dans Selton Hall reconquis... Mais les instants qui venaient de s'écouler lui avaient appris la méfiance et elle savait qu'il faudrait que passât beaucoup de temps pour qu'elle pût, à nouveau, faire confiance à un homme. Qui pouvait l'assurer qu'à l'aube, une fois satisfait le désir brutal qu'il avait d'elle et que même une jeune fille pouvait lire, nu et criant, sur le visage crispé du marin, qui pouvait jurer que cet homme tiendrait sa promesse et abandonnerait ces biens dont il disait cependant avoir si grand besoin ? Tout à l'heure il promettait de ne pas la toucher si elle le suivait et maintenant il osait réclamer sa honteuse créance !
Les pensées tourbillonnaient dans sa tête tandis que Jason avançait toujours. Il allait la toucher quand Marianne eut un sursaut de dégoût.
— Jamais ! cria-t-elle. Prenez tout ce qu'il y a ici puisque vous prétendez que cela vous appartient, mais vous ne me toucherez pas. Ni vous ni personne ! Demain, à l'aube, vous pourrez nous chasser d'ici, lord Cranmere et moi... mais, jusque-là, je resterai seule dans mon lit.
Les mains déjà prêtes à étreindre retombèrent. Jason se raidit en un suprême effort pour recouvrer son sang-froid. Marianne vit le maigre visage, l'instant précédent bouleversé par la passion, se figer en un dédaigneux masque de pierre. Il haussa les épaules.
— Vous êtes une sotte, lady Cranmere ! Et, tous comptes faits, vous formez avec votre noble époux un couple parfait. Je vous souhaite tout le bonheur du monde ! Je pense que vous découvrirez vite le plaisir qu'il y a à vivre auprès d'un homme réduit aux expédients et pour qui vous avez désormais perdu toute valeur marchande. Mais c'est, après tout, votre affaire ! Gardez votre Francis puisque vous y tenez tant ! Vous pouvez rester ici quelques jours encore, le temps que mes hommes d'affaires prennent possession de ce domaine. Quant à moi, je pars sur l'heure. Adieu.
Il cassa en deux sa haute silhouette pour un salut sec, tourna les talons, marcha vers la porte. Malgré elle, Marianne fit an pas vers cet homme qui emportait avec lui, comme un simple bagage, tous ses souvenirs d'enfance, tout ce qui lui était si cher. La pensée déchirante lui vint de tante Ellis qui avait tant aimé son domaine et qui allait reposer désormais, ainsi que les autres Selton, en terre étrangère. Mais elle n'eut pas l'idée d'implorer. Son orgueil l'en empêcha. Une brusque envie de pleurer lui noua la gorge.
— Je vous hais ! gémit-elle entre ses dents serrées. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous hais ! Je voudrais vous voir mort et tant que je vivrai je vous poursuivrai de cette haine !
Il se retourna une fois encore, la toisa. Son sourire moqueur étira sa bouche d'un seul côté.
— Haïssez-moi autant qu'il vous plaira, lady Cranmere ! Je préfère cent fois la haine à l'indifférence. Ne dit-on pas que, sur les lèvres d'une femme, elle a le goût exact de l'amour ? Au fait-pourquoi ne pas s'en assurer ?
Avant que Marianne ait pu prévoir son geste, il avait franchi en trois enjambées la distance qui les séparait et l'avait prise dans ses bras. Le jeune fille, à demi étouffée, la tête pleine d'éclairs, se retrouva prisonnière d'une étreinte d'acier, les lèvres scellées par une bouche dure qui s'imposait à elle, impérieuse. Elle se débattit furieusement, mais Jason la tenait bien, et elle ne pouvait pas grand-chose pour sa défense, malgré la fureur qui la poussait à s'arracher de lui. Son corps lui semblait traversé de vagues brûlantes et glacées tour à tour où perçait une sensation inconnue et troublante. Sans même en avoir conscience, la défense de Marianne faiblit, cessa. Cette bouche était si chaude après tout le froid qui l'avait envahie. Et, par miracle, elle se faisait tout à coup douce, caressante... Bouleversée, Marianne sentit une main qui se glissait le long de son cou, remontait dans la masse soyeuse de ses cheveux, emprisonnait sa tête. C'était comme dans un rêve... un rêve qui n'était pas sans charme...
Et puis, brusquement, elle se retrouva délivrée, seule au milieu d'un monde vacillant, les jambes molles et la tête bourdonnante. Le rire de l'Américain éclata, tout près d'elle, moqueur, horripilant.
— Merci de votre collaboration, ma chère lady Marianne, mais vous me devez une nuit, ne l'oubliez pas ! Un jour, je viendrai la réclamer... Ce serait trop dommage de ne jamais connaître les joies de l'amour avec une femme telle que vous, car vous êtes faite pour elles.
Le claquement sec de la porte fit rouvrir les yeux que Marianne, pourpre de honte, avait clos pour ne plus voir le visage ironique de son bourreau. Il était parti. Elle était seule, enfin, mais seule comme on l'est au milieu des ruines. Car il ne restait rien de son univers ni de son enfance : maison, fortune, amour et jusqu'à ses plus chères illusions, tout avait flambé d'un seul coup. Il ne restait plus qu'un peu de cendres encore chaudes que le vent allait emporter. Le domaine allait être vendu pour que, sur la mer, il y eût un navire de plus ! Le galop d'un cheval éclata sous sa fenêtre, décrut et mourut. Mais elle n'avait pas besoin de regarder pour comprendre que Jason Beaufort était parti, qu'il s'en allait, fuyant le désastre qu'il avait causé. Il fallait maintenant que Marianne réfléchît à la situation désastreuse qu'il lui laissait... Calmement, elle alla s'asseoir dans le fauteuil qu'avait tout à l'heure occupé l'Américain. Autour d'elle le silence avait repris possession du château.
Quand elle sortit de sa triste songerie, une demi-heure plus tard, elle eut l'impression de naître à nouveau, au sortir d'une étrange et douloureuse gestation. Il ne restait plus grand-chose de cette jeune et naïve Marianne qui s'était jetée à corps perdu, avec l'aveuglement que donne un trop grand éblouissement, dans les mirages d'un amour d'enfant.
Maintenant, la colère seule l'habitait. Une colère que rien ne pourrait apaiser sinon la vengeance. Et cette vengeance, Marianne était décidée à l'obtenir sur l'heure. Francis l'avait trahie, vendue, avilie. Pour cela, il allait payer.
Calmement, elle fit glisser le déshabillé mousseux, la chemise translucide dont elle n'avait plus que faire et revêtit un costume de cheval vert foncé. Elle tordit, en un hâtif chignon, la masse de sa chevelure et quitta sa chambre. Dans la galerie, le silence de la maison la saisit, trop pesant pour n'être pas immédiatement pénible. Un silence d'attente, celui de la forêt avant l'orage, quand bêtes et plantes retiennent leur souffle.
Rejetant sur son bras la traîne de sa jupe d'amazone, Marianne glissa le long du grand escalier de chêne, sans faire craquer, la moindre marche, ombre légère dans un univers d'ombres. Sur la dernière marche, elle hésita. Tout était si sombre ! Dans quelle pièce pouvait bien se trouver Francis ? Il était arrivé à Selton Hall une heure avant le mariage et aucune chambre ne lui avait été attribuée en propre.
Un tintement de verre renseigna l'oreille fine de la jeune fille. Certaine désormais d'aller à coup sûr, elle se dirigea vers le boudoir de sa tante, ouvrit la porte sans hésiter. Francis était là.
A demi étendu dans un grand fauteuil, ses pieds chaussés d'élégants escarpins posés sur le velours vert d'une table qui supportait aussi un grand chandelier de bronze, quelques flacons et des verres, il tournait le dos à la porte et n'entendit pas entrer Marianne. Elle s'arrêta un instant au seuil, regardant avec des yeux nouveaux l'homme dont elle portait le nom. A la douleur soudaine qui lui vrilla le cœur, elle comprit que la déception et la colère n'avaient pas suffi à tuer son amour. Bien sûr, Francis lui faisait horreur, comme cette plante étrange, dévoreuse d'insectes et de petits animaux dont elle avait vu se tordre les branches livides dans les serres de lord Monmouth, à Bath. L'amour qu'elle avait pour lui était une fleur malsaine qu'elle était désormais décidée à arracher, même si, de cet arrachement, son cœur demeurait à jamais mutilé. Mais cela faisait tellement mal !
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