À l’abri sous les arbres et entouré du silence de la plaine environnante, je n’entendais rien d’autre que le vent siffler au-dessus de ma tête. L’obscurité qu’avait créée l’orage fut engloutie par l’obscurité définitive de la nuit… Puis la tempête parut s’éloigner: il n’y avait plus, par moments, que des rafales d’une violence extrême et, chaque fois, j’avais l’impression que ce cri mystérieux, presque surnaturel, du loup était répété par un écho multiple.
Entre les énormes nuages noirs apparaissait parfois un rayon de lune qui éclairait tout le paysage; je pus de la sorte me rendre compte que j’étais parvenu au bord de ce qui ressemblait vraiment à une forêt d’ifs et de cyprès. Comme la neige avait cessé de tomber, je quittai mon abri pour aller voir de plus près. Je me dis que peut-être je trouverais là une maison, fût-elle en ruine, qui me serait un refuge plus sûr. Longeant la lisière du bois, je m’aperçus que j’en étais séparé par un mur bas; mais un peu plus loin, j’y trouvai une brèche. À cet endroit, la forêt de cyprès s’ouvrait en deux rangées parallèles pour former une allée conduisant à une masse carrée qui devait être un bâtiment. Mais au moment précis où je l’aperçus, des nuages voilèrent la lune, et c’est dans l’obscurité complète que je remontai l’allée. Je frissonnais de froid tout en marchant, mais un refuge m’attendait et cet espoir guidait mes pas; en réalité, j’avançais tel un aveugle.
Je m’arrêtai, étonné du silence soudain. L’orage était passé; et, en sympathie eût-on dit avec le calme de la nature, mon cœur semblait cesser de battre. Cela ne dura qu’un instant, car la lune surgit à nouveau d’entre les nuages et je vis que j’étais dans un cimetière et que le bâtiment carré, au bout de l’allée, était un grand tombeau de marbre, blanc comme la neige qui le recouvrait presque entièrement et recouvrait le cimetière tout entier. Le clair de lune amena un nouveau grondement de l’orage qui menaçait de recommencer et, en même temps, j’entendis les hurlements sourds mais prolongés de loups ou de chiens. Terriblement impressionné, je sentais le froid me transpercer peu à peu et, me semblait-il, jusqu’au cœur même. Alors, tandis que la lune éclairait encore le tombeau de marbre, l’orage, avec une violence accrue, parut revenir sur ses pas.
Poussé par une sorte de fascination, j’approchai de ce mausolée qui se dressait là, seul, assez étrangement; je le contournai et je lus, sur la porte de style dorique, cette inscription en allemand:
COMTESSE DOLINGEN DE GRATZ
STYRIE
ELLE A CHERCHÉ ET TROUVÉ LA MORT
1801.
Au-dessus du tombeau, apparemment fiché dans le marbre – le monument funéraire était composé de plusieurs blocs de marbre – on voyait un long pieu en fer. Revenu de l’autre côté, je déchiffrai ces mots, gravés en caractères russes:
LES MORTS VONT VITE
Tout cela était si insolite et mystérieux que je fus près de m’évanouir. Je commençais à regretter de n’avoir pas suivi le conseil de Johann. Une idée effrayante me vint alors à l’esprit. C’était la nuit de Walpurgis! Walpurgis Nacht!
Oui, la nuit de Walpurgis durant laquelle des milliers et des milliers de gens croient que le diable surgit parmi nous, que les morts sortent de leurs tombes, et que tous les génies malins de la terre, de l’air et des eaux mènent une bacchanale. Je me trouvais au lieu même que le cocher avait voulu éviter à tout prix – dans ce village abandonné depuis des siècles. Ici, on avait enterré la suicidée et j’étais seul devant son tombeau – impuissant, tremblant de froid sous un linceul de neige, un orage violent menaçant à nouveau! Il me fallut faire appel à tout mon courage, à toute ma raison, aux croyances religieuses dans lesquelles j’avais été élevé pour ne pas succomber à la terreur.
Je fus pris bientôt dans une véritable tornade. Le sol tremblait comme sous le trot de centaines de chevaux, et, cette fois, ce ne fut plus une tempête de neige, mais une tempête de grêle qui s’abattit avec une telle force que les grêlons emportaient les feuilles, cassaient les branches si bien que, en un moment, les cyprès ne m’abritèrent plus du tout. Je m’étais précipité sous un autre arbre; mais, là non plus, je ne fus pas longtemps à l’abri, et je cherchai un endroit qui pût m’être vraiment un refuge: la porte du tombeau qui, étant de style dorique, comportait une embrasure très profonde. Là, appuyé contre le bronze massif, j’étais quelque peu protégé des énormes grêlons, car ils ne m’atteignaient plus que par ricochets, après être d’abord tombés dans l’allée ou sur la dalle de marbre.
Soudain, la porte céda, s’entrouvrit vers l’intérieur. Le refuge que m’offrait ce sépulcre me sembla une aubaine par cet orage impitoyable et j’allais y entrer lorsqu’un éclair fourchu illumina toute l’étendue du ciel. À l’instant même, aussi vrai que je suis vivant, je vis, ayant tourné les yeux vers l’obscurité du caveau, une femme très belle, aux joues rondes, aux lèvres vermeilles, étendue sur une civière, et qui semblait dormir. Il y eut un coup de tonnerre, et je fus saisi comme par la main d’un géant qui me rejeta dans la tempête. Tout cela s’était passé si rapidement qu’avant même que je pusse me rendre compte du choc – tant moral que physique – que j’avais reçu, je sentis à nouveau les grêlons s’abattre sur moi. Mais en même temps, j’avais l’impression étrange de n’être pas seul. Je regardai encore en direction du tombeau dont la porte était restée ouverte. Un autre éclair aveuglant parut venir frapper le pieu de fer qui surmontait le monument de marbre, puis se frayer un chemin jusqu’au creux de la terre tout en détruisant la majestueuse sé pulture. La morte, en proie à d’affreuses souffrances, se souleva un moment; les flammes l’entouraient de tous côtés, mais ses cris de douleur étaient étouffés par le bruit du tonnerre. Ce fut ce concert horrible que j’entendis en dernier lieu, car à nouveau la main géante me saisit et m’emporta à travers la grêle, tandis que le cercle des collines autour de moi répercutait les hurlements des loups. Le dernier spectacle dont je me souvienne, est celui d’une foule mouvante et blanche, fort vague à vrai dire, comme si toutes les tombes s’étaient ouvertes pour laisser sortir les fantômes des morts qui se rapprochaient tous de moi à travers les tourbillons de grêle.
…
Peu à peu cependant, je repris connaissance; puis j’éprouvai une si grande fatigue qu’elle m’effraya. Il me fallut longtemps pour me souvenir de ce qui s’était passé. Mes pieds me faisaient terriblement souffrir, et je n’arrivais pas à les remuer. Ils étaient comme engourdis. Ma nuque me semblait glacée; toute ma colonne vertébrale, et mes oreilles, de même que mes pieds, étaient à la fois engourdis et douloureux. Pourtant j’avais au cœur une impression de chaleur véritablement délicieuse comparée à toutes ces sensations. C’était un cauchemar – un cauchemar physique, si je puis me servir d’une telle expression; car je ne sais quel poids très lourd sur ma poitrine me rendait la respiration difficile.
Je restai assez longtemps, je pense, dans cet état de demi-léthargie, et je n’en sortis que pour sombrer dans le sommeil, à moins que ce ne fût une sorte d’évanouissement. Puis je fus pris d’un haut-le-cœur, comme lorsqu’on commence à éprouver le mal de mer; en moi montait le besoin incoercible d’être délivré de quelque chose… je ne savais de quoi. Tout autour de moi régnait un silence profond, comme si le monde entier dormait ou venait de mourir – silence que rompait seulement le halètement d’un animal qui devait se trouver tout près de moi. Je sentis quelque chose de chaud qui m’écorchait la gorge, et c’est alors que m’apparut l’horrible vérité. Un gros animal était couché sur moi, la gueule collée à ma gorge. Je n’osais pas remuer, sachant qu’une prudente immobilité pourrait seule me sauver; mais la bête, de son côté, comprit sans doute qu’il s’était fait un changement en moi, car elle redressa la tête. À travers mes cils, je vis au-dessus de moi les deux grands yeux flamboyants d’un loup gigantesque. Ses dents blanches, longues et pointues, brillaient dans sa gueule rouge béante, et son souffle chaud et âcre m’arrivait jusque sous les narines.
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